ravitaillait toutes deux. Mais, avait dit Danglard, Adamsberg n'étant apparu ce matin ni par l'un ni par l'autre de ces deux accès, elle avait l'air de commencer à s'en faire.
– Elle se fait même un sacré souci, avait dit Danglard. On ne sait plus, à force, si elle veut vous tuer ou vous épouser.
Adamsberg, lui, ne se faisait aucun souci. Sabrina Monge voulait le tuer.
Il leva la branche hors du fleuve, consulta sa montre intérieure. Entre huit heures vingt et la demie. Il avait oublié d'écouter la radio à huit heures.
Il était donc sans nouvelles du grand loup.
Il déposa la branche le long de la berge, un peu dissimulée dans l'herbe. Il serait peut-être content de la revoir demain, qui sait, qui peut dire. C'était une longue et solide branche, très pratique pour discuter paisiblement avec les fleuves. Il se leva, frotta vaguement son pantalon froissé pour le débarrasser des herbes. Il irait manger quelque chose en ville, retrouver du bruit, du monde, peut-être une tablée d'Anglais, avec de la chance.
Il secoua la tête. Il était un peu désolé d'avoir raté le grand loup.
XX
Assise jambes croisées sur un méplat de la roche, le chien couché sur ses bottes, Camille regardait la nuit envelopper le Mercantour. Partout où cherchait son regard, les montagnes opposaient leurs masses noires et compactes, somptueuses et sans espoir.
Tôt ou tard, il faut sortir de la montagne. Tôt ou tard, Massart serait hors de sa protection. Sans doute. L'hypothèse du garage de Loubas était intéressante. Mais peut-être se trompaient-ils tous. Peut-être Massart ne suivrait-il aucune route, ni ne chercherait aucune voiture. Peut-être resterait-il enfoui à jamais dans le Mercantour. Maintenant que Camille avait sous les yeux ce vaste territoire aussi désert qu'aux premiers temps du monde, elle croyait cela possible. Soixante-dix kilomètres de roches et de forêts presque vierges, mais combien en en comptant toutes les montées et les descentes, et tous les flancs et toutes les facettes ? Cent fois plus, mille fois plus. Il y avait là pour Massart un pays immense et vide, où il n'aurait qu'à tendre les crocs pour puiser de l'eau, de la viande et des victimes en abondance.
Mais il y avait le froid. Camille se serra dans sa veste. A présent que la nuit était tombée, il ne faisait plus que dix degrés, et il en ferait six vers quatre heures du matin, avait annoncé le Veilleux. Et on était fin juin. Elle tendit le bras vers la bouteille de blanc de Saint-Victor, s'en versa un fond de verre. Massart pouvait-il tenir avec le froid ? Des mois entiers sous la neige ? Sans autre habitat que la fourrure des loups ? Il pourrait faire du feu, mais le feu le ferait repérer. Donc, il aurait froid. Donc, il sortirait du Mercantour, tôt ou tard. Mais pas forcément demain, à Loubas, comme Le Veilleux et Soliman en avaient l'air convaincu. Leur assurance surprenait Camille. Ils ne semblaient douter ni de leur réussite ni de la qualité de leur entreprise. Alors qu'à ses yeux, cette poursuite paraissait par moments sensée défendable, et parfois bancale et sans esprit.
Massart ne sortirait peut-être du Massif qu'au moment des premiers froids, en octobre. D'ici là, quatre mois, est-ce qu'ils camperaient dans la bétaillère aux portes de Loubas ? Personne n'en parlait, personne n'évoquait l'incertitude de cette traque. On aurait suivi un loup équipé d'un émetteur qu'on n'aurait pas été plus assuré. Camille secoua la tête dans la nuit, remonta le col de sa veste, avala une gorgée de vin piégeux. Elle n'était pas du tout assurée, elle. Elle ne voyait pas venir l'histoire de la manière aisée avec laquelle le vieillard et l'enfant la déroulaient. Elle voyait quelque chose de plus sombre, de plus chaotique, quelque chose de plus terrible au fond que ce pistage prédéterminé auquel ils s'accrochaient tous, carte en main.
Et quelque chose de dangereux. Camille porta les jumelles à ses yeux. On ne voyait rien, dans ce noir d'encre des pentes rocheuses. Massart pouvait se glisser à dix pas d'elle, avec le loup, sans même qu'elle l'aperçoive. Le chien la rassurait. Il sentirait l'approche du groupe bien avant qu'il ne soit sur elle. Camille passa ses doigts dans son pelage. C'était un chien qui puait le chien, bien sûr, mais elle lui était reconnaissante d'être vautré sur ses bottes. Comment s'appelait ce chien, au fait ? Inberbolt ? Instertock ? C'était étrange, cette manie qu'il avait de se coucher sur les chaussures des gens.
Elle alluma la lampe, jeta un coup d'œil à sa montre, l’éteignit. Dans un quart d'heure, elle réveillerait Soliman.
La main gauche autour du chien, la main droite autour du verre, elle fixa la montagne, droit dans les yeux. La montagne, elle, ne prenait pas la peine de la regarder. Elle l'ignorait, superbement.
La descente du Mercantour, dans le demi-jour de l'aube, ne fut pas plus facile que l'ascension, et presque aussi longue. Un peu avant six heures du matin, Camille, les bras et le dos douloureux, arrêta la bétaillère à trente mètres du garage du cousin, à Loubas. Il n'y avait plus qu'à attendre que Massart émerge.
Personne n'avait aperçu sa silhouette dans la montagne, le chien n'avait pas grondé de la nuit. Massart était sans doute passé très au large, avait suggéré le Veilleux.
Camille descendit pour préparer du café à l'arrière. Les yeux lui piquaient un peu. Le Veilleux avait, lui semblait-il, beaucoup ronflé pendant les cinq heures de sommeil commun, mais ça ne l'avait pas tellement gênée. Elle n'avait pas mal dormi, tout compte fait, sur ce vieux lit à ressorts, dans ce camion entièrement graissé au suint de mouton. A la fraîche, l'odeur n'était pas partie pour autant. Cette histoire d'odeur qui s'envole, c'était tout simplement un rêve de Buteil, une fable, comme celle des tapis volants. Elle gardait de la nuit le souvenir d'un rêve menaçant, et de chocs autour du camion. Quelqu'un qui touchait au camion. Mais rien n'avait bougé dans la bétaillère et Soliman, qui avait fait la garde à vingt pas de là, n'avait rien vu. Irvektor non plus, ou quel que soit son nom. Peut-être le Veilleux qui s'était levé, victime d'une insomnie. Il avait dit que certaines nuits, il lui arrivait de rester debout jusqu'à l'aube, au milieu de ses moutons. Camille emporta la cafetière pleine du sucre et trois tasses en fer.
– Qu'est-ce qu'on entend, au juste, par “suint” de mouton ? demanda-t-elle en remontant dans la cabine. De la sueur ? Du suif ?
– “Suint”, répondit aussitôt Soliman. “Humeur onctueuse qui suinte du corps des bêtes à laine.”
– Ah. Merci, dit Camille.
Soliman ferma la bouche comme on ferme un livre et tous trois, tasse en main, fixèrent à nouveau leur regard sur la porte en tôle du garage. Soliman voulait que six yeux veillent plutôt que deux. Si une voiture s'éjectait rapidement, ils ne seraient pas de trop pour capter les détails essentiels. Soliman avait distribué les parts : Camille devait regarder le visage du conducteur, et rien d'autre, le Veilleux devait relever la marque et la couleur de la voiture, et lui-même le numéro de la plaque. Ensuite, on ajusterait les éléments ensemble.