– On quitte ce patelin, dit le Veilleux en s'asseyant en face de Camille. Personne a vu personne. Pas de Massart, pas de voiture, pas de loup.
– Que dalle, confirma Soliman en s'asseyant à son tour aux côtés de Camille.
La chaleur montait dans la bétaillère. Les bâches étaient relevées au-dessus des claires-voies, laissant passer un faible courant d'air. Soliman regardait les mèches de cheveux se soulever sur le cou de Camille, comme une respiration.
– Il y aurait bien un truc, dit Soliman. Ce qu'a dit Michelet.
– Michelet est un rustre, dit le Veilleux avec hauteur. Il a été discourtois avec la jeune femme.
Il sortit son tabac, prépara trois cigarettes. Il lécha plusieurs fois le papier, colla, et en tendit une à Camille. Camille la porta à ses lèvres, avec une pensée pour Lawrence.
– Ce qu'il a dit de la bigoterie de Massart, reprit Soliman, son affaire de cierges. Possible que Massart ne puisse pas se passer des églises ni des cierges, surtout quand il a tué. Possible qu'il en ait planté quelque part en expiation.
– Comment tu saurais que c'est ses cierges ?
– Michelet dit qu'il les plante par cinq, en forme de M.
– Tu comptes faire toutes les églises sur la route ?
– Ce serait un moyen de le localiser. Il ne doit pas être très loin d'ici. Dix, quinze kilomètres à tout casser.
Camille réfléchit en silence, les bras sur les genoux, tirant sur sa cigarette.
– Moi, dit-elle, je crois qu'il est loin. Je crois que c'est lui qui a tué le retraité dans ce village de Sautrey.
– Bon sang, dit Soliman, ce n'est pas le seul cinglé du pays. Qu'est-ce que tu veux qu'il ait à faire de ce retraité ?
– Ce qu'il a eu à faire de Suzanne.
– Suzanne l'avait percé, et il l'a piégée. Pourquoi veux-tu qu'un retraité de l'Isère ait percé le loup-garou ?
– Il a pu le surprendre.
– Le vampire ne tue que des femelles, bougonna le Veilleux. Massait ne s'intéresserait pas à des vieux types. Pas du tout, jeune fille.
– Oui. C'est ce que dît Lawrence aussi.
– Alors c'est réglé, dit Soliman. On va fouiller les églises.
– Moi, je vais à Sautrey, dit Camille, en écrasant sa cigarette sur le sol noir de la bétaillère.
– Eh, dit Soliman. Pas par terre.
Camille ramassa le mégot et le balança par la claire-voie.
– On ne va pas à Sautrey, dit Soliman.
– On y va, parce que c'est moi qui conduis. J'ai pris les informations de deux heures. Sernot a été égorgé d'une manière particulière, déchiré à la gorge avec on ne sait quoi. Ils parlent d'un chien errant. Ils n'ont pas encore fait de lien avec le loup du Mercantour.
– Ça change pas mal de choses, murmura le Veilleux.
– Quelle heure c'était ? demanda Soliman en se levant.
– Ça ne peut pas être avant trois heures. Les brebis ont été égorgées ici vers deux heures du matin, parole du vétérinaire.
– Ils n'ont pas précisé.
– Et le type ? Qu'est-ce qu'il faisait dehors ?
On va aller demander, dit Camille.
XXII
Pour atteindre Sautrey, Camille dut faire grimper la bétaillère vers un nouveau col. Mais la route était moins ardue, plus large, plus droite, les tournants plus amples. La montagne avait perdu ses derniers lambeaux de Provence et, dix kilomètres avant le col de la Croix-Haute, ils étaient entrés dans une zone de brume froide et cotonneuse. Soliman et le Veilleux pénétraient en terre étrangère et ils l'examinaient avec intérêt et hostilité. La visibilité était réduite, le camion progressait lentement. Le Veilleux jetait des coups d'oeil hautains aux maisons basses et longues, aplaties sur les versants sombres. Camille passa le col à quatre heures et atteignit Sautrey une demi-heure plus tard.
– Des tas de bois, des tas de bois, marmonna le Veilleux. Qu'est-ce qu'ils foutent avec tout ce bois ?
– Ils se chauffent presque toute l'année, dit Camille.
Le Veilleux secoua la tête, avec pitié et incompréhension.
Un peu avant huit heures du soir, le cafetier de Sautrey donna un tour de clef à sa porte. Un gros chien à poil ras lui courait dans les jambes. On allait bouffer.
– Tu vois, le chien, dit le cafetier, c'est pas ordinaire qu une fille comme ça conduise un camion. Et ça peut rien amener de bon. Et les deux autres manches qui sont avec elle, tu crois pas qu'ils pourraient conduire, non ? C'est quand même une misère de voir ça. Hein, le chien ? Elle est pourrie cette bétaillère, c'est inimaginable. Et la femme qui dort là-dedans, avec un Noir et un vieux.
Le cafetier soupira, suspendit son chiffon sur le vaisselier.
– Hein le chien ? reprit-il. Avec lequel tu crois qu’elle couche ? Parce que tu ne vas pas me dire qu'elle couche pas, je le croirai pas. Avec le Noir peut-être bien. Elle est pas dégoûtée. Le Noir, il la regarde comme si c'était une déesse. Qu'est-ce qu'ils foutent ici tous les trois à emmerder le monde toute la sainte journée avec leurs questions ? En quoi ça les regarde, le père Sernot ? Tu sais pas ? Eh ben moi non plus.
Il éteignit la dernière lumière et sortit en boutonnant sa veste. La température était tombée sous les dix degrés.
– Hein le chien ? C'est pas naturel, des gens qui posent autant de questions sur un mort.
À cause du froid et du vent, Soliman avait dressé la table dans le camion, sur la caisse qu'on avait coincée entre les deux lits. Camille laissait Soliman se charger de la cuisine. C'était lui qui s'occupait de la mobylette, du ravitaillement de l'eau. Elle tendit son assiette.
– Viande, tomates, oignons, annonça Soliman.
Le Veilleux déboucha une bouteille de blanc.
– Avant, commença Soliman, aux commencements du monde, les hommes ne faisaient pas leur cuisine.
– Ah merde, dit le Veilleux.
– Et c'était comme ça pour toutes les bêtes de la terre.
– Oui, coupa le Veilleux en versant le vin. Adam et Eve ont couché ensemble, et ensuite ils ont dû trimer et se faire à manger toute la vie.
– Pas du tout, dit Soliman. Ce n'est pas ça l'histoire.
– Tu les inventes, tes histoires.
– Et alors ? Tu connais un moyen de faire autrement ?
Camille frissonna, alla chercher un pull à l'arrière du camion. Il ne pleuvait pas, mais la brume poissait le corps comme un linge mouillé.
– Partout, la nourriture était à portée de leur main, continuait Soliman. Mais l'homme prenait tout pour lui et les crocodiles se plaignaient de sa voracité égoïste. Pour en avoir le cœur net, le dieu du marais puant prit la forme d'un crocodile et s'en alla contrôler la situation par lui-même. Après avoir souffert la faim pendant trois jours, le dieu du marais convoqua l'homme et lui dit : “ Dorénavant, l'Homme, tu seras partageux. ” “ Que dalle ”, lui répondit l'Homme. “ J'en ai rien à branler des autres. ” Alors le dieu du marais entra dans une terrible colère et ôta à l'homme le goût du sang, de la chair fraîche et de la viande crue. A dater de ce jour, l'homme dut faire cuire tout ce qu'il portait à sa bouche. Ça lui prit beaucoup de temps et les crocodiles eurent la paix dans leur royaume de la viande crue.