– Pourquoi pas, dit Camille.
– Alors l'homme, humilié d'être devenu la seule créature à manger cuit, repassa tout le boulot à la femme. Sauf moi, Soliman Melchior, parce que je suis resté bon, parce que je suis resté noir, et ensuite parce que je n'ai pas de femme.
– Si tu veux, dit Camille.
Soliman retomba dans le silence, vida son assiette.
– Pas causants, les gens d'ici, observa-t-il.
Il tendit son verre au Veilleux.
– C'est parce qu'ils sont mouillés, dît le Veilleux en lui versant à boire.
– Ils ont pas lâché un mot.
– C'est parce qu'ils n'ont rien à dire, dit Camille. Ils n'en savent pas plus que nous. Ils ont écouté la radio, rien de plus. S'ils savaient quelque chose, ils le diraient. Tu connais un être humain qui sait quelque chose et qui ne le dit pas ? Rien qu'un seul ?
– Non.
– Alors tu vois. Tout ce qu'ils savent, ils l'ont dit. Que le type avait été professeur à Grenoble, qu'il avait pris sa retraite ici depuis trois ans.
– Sa retraite ici, répéta le Veilleux, pensif.
– C'est le village de sa femme.
– Ça n'excuse pas.
– Tout s'enraye, dit Soliman. On croupit ici comme une figue en bas de son arbre. Pas vrai ?
– On va pas rester coincés dans ces tas de bois, dit le Veilleux. On continue le roade-mouvie. On lui colle au cul.
– Dis pas tant de conneries ! cria Soliman. On sait même pas où il est, le cul de Massart, bon sang ! S'il est ici, s'il est devant, s'il est derrière ou à l'église !
– T'énerve pas, mon gars.
– Mais comprends, au moins ! Tu vois pas qu'on perd le fil ? Qu'on n'a même pas de pelote ? Qu'on n'a pas moyen de savoir si c'est Massart, oui ou merde, qu'a égorgé Sernot ? Si ça se trouve, les flics savent déjà qui c'est, c'est peut-être son fils, c'est peut-être sa femme ? Et qu'est-ce qu'on fait, nous, dans ce camion ?
– On mange et on boit, dit Camille.
Le Veilleux lui remplit son verre.
– Attention, dit-il. Il est piégeux.
– On ignore ! dit Soliman en s'échauffant. On ignore avec patience et persévérance. On passe des paquets d'heures à ignorer. Et toute la nuit qui vient sera une longue nuit d'ignorance.
– Calme-toi, dit le Veilleux.
Soliman hésita, puis laissa retomber ses bras sur ses genoux.
– “ Ignorance ”, dit-il d'une voix plus posée. “ Défaut général de connaissance, manque de savoir. ”
– C'est cela, dit Camille.
Le Veilleux entreprit de rouler, lécher et coller trois cigarettes.
– Faut lever le camp, dit-il. Il n'y a qu'à aller voir les flics qui s’occupent de ce Sernot. Ils sont où ?
– À Villard-de-Lans.
Soliman haussa les épaules.
– Tu te figures peut-être que les flics vont se grouiller de nous passer leur dossier ? Qu'ils vont se grouiller de nous raconter ce qu'a dit le médecin ? A moi ? A toi ? A elle ?
– Non, dît le Veilleux avec une grimace. Je pense qu'ils se grouilleront de nous demander nos papiers et qu'ils nous foutront dehors.
Il tendit une cigarette à Camille, une à Soliman.
– Et on ne peut pas leur dire qu'on court après Massart, pas vrai ? continua Soliman. Qu'est-ce que tu crois que les flics font à un Noir, à un vieux et à une camionneur qui courent après un innocent pour lui dire trois mots ?
– Ils les bouclent.
– Exactement.
Soliman se lut à nouveau, aspirant la fumée.
– Trois ignorants, dit-il en secouant la tête, après quelques minutes. Les trois ignorants de la fable.
– Quelle fable ? demanda Camille.
– Une fable que je vais inventer et qui s'appellerait “ Les trois ignorants ”.
– Ah oui.
Soliman se leva, marcha dans le camion, les mains dans le dos.
– Ce qu'il nous faudrait au fond, reprit-il, c'est un flic spécial. Un flic extrêmement spécial. Un flic qui nous refile toute l'information sans nous emmerder et sans nous empêcher de courir après le vampire.
– Rêve pas tout debout, dit le Veilleux.
– « Chimère », dit Soliman. « Idée fausse. Imagination vaine. »
– Ouais.
– Mais sans la chimère, on est foutus. Sans la chimère, on est bons à rien.
Le jeune homme alla ouvrir la porte du camion, jeta son mégot dehors. Camille ramassa le sien, le lança par l claire-voie.
– Je connais une chimère, dit-elle.
Camille avait parlé à voix presque basse. Soliman se retourna, la regarda. Penchée en avant, les coudes sur les genoux, elle faisait tourner son verre entre ses doigts.
– Non, dit-il. Je parlais d'un flic.
– Moi aussi.
– D'un flic spécial. De connaître un flic spécial.
– Je connais un flic spécial.
– Sans blague ?
– Sans aucune espèce de blague.
Soliman revint vers la caisse qui tenait lieu de table, la débarrassa, souleva le couvercle. A genoux, il en fouilla le contenu et en sortit un paquet de bougies.
– On n'y voit plus rien dans ce camion, dit-il.
Il fit couler de la cire dans une assiette, y planta trois bougies. Camille faisait toujours tourner le vin au fond de son verre.
La lumière des bougies allait bien à Camille. Son profil se découpait en ombre sur la bâche grise, à la tête du lit de Solîman. Avec la nuit approchant, et la perspective de nouvelles heures étendus de part et d'autre de la cloison de toile, Soliman vacillait un peu. Il s'assit en face d'elle, à côté du Veilleux.
– Tu le connais depuis longtemps ?
Camille leva les yeux vers le jeune homme.
– Dix ans peut-être.
– Ennemi ou ami ?
– Ami, je suppose. Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas vu depuis des années.
– Spécial comment ?
Camille haussa les épaules.
– Différent, dit-elle.
– Pas vraiment comme les autres flics ?
– Pire. Pas vraiment comme les autres types.
– Ah bon, dit Soliman, un peu interloqué. Comment il est alors, comme flic ? Pas de scrupules ?
– Beaucoup de scrupules et pas beaucoup de principes.
– Tu veux dire qu'il est pourri ?
– Non, pas du tout pourri.
– Alors quoi ?
– Alors spécial, je te dis.
– Fais pas répéter, dit le Veilleux.
– Et ils gardent ça, dans la police ?
– Il est doué.
– Comment il s'appelle ?
– Jean-Baptiste Adamsberg.
– Vieux ?
– Qu'est-ce que ça vient faire ? interrompit le Veilleux.
Camille réfléchit, compta vaguement sur ses doigts.
– Dans les quarante-cinq.
– Il est où, ce flic spécial ?
– Au commissariat du 5e, à Paris.
– Inspecteur ?
– Commissaire.
– Carrément ?
– Carrément.
– Ce type, Adamsberg, il pourrait nous décoincer ? Il est puissant ?
– Il est doué, je t'ai dit.
– Tu pourrais l'appeler ? Tu sais comment le joindre ?
– Je n'ai pas l'intention de le joindre.
Soliman fixa Camille, surpris.
– Alors pourquoi tu me parles de ce flic ?
– Parce que tu me poses des questions.
– Et pourquoi tu ne veux pas le joindre ?
– Parce que je n'ai pas envie de l'entendre.
– Ah bon ? Pourquoi non ? C'est un salaud ?
– Non.
– C'est un con ?
Camille haussa une nouvelle fois les épaules. Elle passait et repassait le doigt à travers la flamme des bougies.