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Mais Soliman, avec sa douleur affleurante, avec son regard persuasif, avec ses fables, ses contes et ses définitions, avait entamé les défenses de son égoïsme et, toute la nuit, Camille avait connu l'hésitation, le luxe des sages. Et toute la nuit, Massart et ses crocs, la grosse Suzanne, son nourrisson noir et son Veilleux étaient venus harceler sa mauvaise volonté boudeuse.

Au matin, elle se retrouvait en impasse, vacillante sur la ligne de crête de l'hésitation, partagée en deux moitiés égales entre son refus de retourner vaincue aux Écarts et sa résistance maussade à l'idée de faire appel à Jean-Baptiste Adamsberg.

De l'autre côté de la bâche, Soliman et le Veilleux étaient levés. Elle entendit le jeune homme décrocher la mobylette, en quête de pain frais, sûrement. Puis le Veilleux qui passait sa chemise, son pantalon. Puis une odeur de café, et la mobylette qui revenait. Camille enfila sa veste, son jeans, et mit ses bottes avant de toucher le sol – on ne pouvait pas marcher pieds nus dans la bétaillère.

Soliman sourit en voyant Camille et le Veilleux lui désigna un tabouret du bout de son bâton. Le jeune homme lui emplit son bol, y laissa tomber deux sucres, lui coupa des tartines.

– Je vais me débrouiller maintenant, dit Camille.

– On a pensé, jeune fille, dit le Veilleux.

– On rentre, annonça Soliman. « Retour. Action de se déplacer, de se mouvoir en sens inverse du mouvement précédent. » Un retour n'est pas une défaite. Le dictionnaire est formel là-dessus : il ne parle pas de défaite.

Camille fronça les sourcils.

– Ça ne peut pas attendre ? dit-elle. D'ici un jour ou deux, il y aura peut-être de nouvelles brebis. On saura où aller.

– Et alors ? dit Soliman. On aura toujours un temps de retard. On est derrière lui. On ne pourra jamais le surprendre si on reste derrière, pas vrai ? Faudrait être devant. Et pour être devant, faudrait en savoir beaucoup plus long. On ne sert à rien. On le suit, on rampe, mais on ne peut pas le toucher. On rentre, Camille.

– Quand ?

– Aujourd'hui, si tu te sens capable de repasser les cols. On pourrait être ce soir aux Écarts.

– Au moins les bêtes seront contentes, murmura le Veilleux Elles ne mangent pas correctement quand je ne suis pas là.

Camille but son café, se passa la main dans les cheveux.

– Je n'aime pas ça, dit-elle.

– C'est comme ça, dit Soliman. Remets ton orgueil dans tes bottes. Tu connais l'histoire des trois ignorants qui voulaient percer le mystère de l'arbre aux cent vingt branches ?

– Si j'appelle ? dit Camille. Si j'appelle ce flic ?

– Si t'appelles ce flic, ce sera l'histoire des trois ignorants et du type doué qui voulaient percer le mystère de l'homme sans poils.

Camille hocha la tête, resta songeuse pendant quelques minutes. Soliman mastiquait en tâchant de ne pas faire de bruit, le Veilleux, droit, les mains sur les genoux, observait Camille.

– J'appelle ce flic, dit-elle en se levant.

– C'est toi qui conduis, dit Soliman.

XXIV

– C'est moi qui le remplace, répéta le lieutenant Adrien Danglard pour la troisième fois au téléphone. C'est pour une plainte ? Vol ? Menace ? Agression ?

– C'est personnel, expliqua Camille. Strictement personnel.

Elle avait hésité sur le mot Cela lui déplaisait de dire “personnel”, comme si ce terme outrepassait ses droits, créait un lien là où elle n'en souhaitait pas. Il y a des mots comme cela, des insoumis qui empiètent sans cesse sur des terres qui ne leur appartiennent pas.

– Je le remplace, dit Danglard d'un ton neutre. Précisez-moi l'objet de votre appel.

– Je ne veux pas préciser l'objet de mon appel, dit tranquillement Camille. Je veux parler au commissaire Adamsberg.

– Personnel, hein ?

– C'est ce que j'ai dit.

– Vous êtes dans le 5e ? Vous appelez d'où ?

– D'un bord de route dans l'Isère, nationale 75.

– Ce n'est pas de notre ressort, dit Danglard. Faudrait contacter la gendarmerie locale.

Il attrapa une feuille de papier, y inscrivit un nom en grandes lettres, Sabrina Mange, et la tendit avec un signe de tête à son collègue, assis à sa droite. Du bout du crayon, il enclencha le haut-parleur.

Camille songea à raccrocher. L'occasion était offerte, l'inspecteur faisait blocus, le sort était contraire. On ne voulait pas lui passer Adamsberg, elle n'allait pas se battre pour lui parler. Mais Camille, pour peu qu'un combat fût engagé, était assez peu douée pour le renoncement, léger défaut d'humilité qui lui avait souvent coûté de grosses dépenses d'énergie en pure perte,

– Je crois que vous ne me comprenez pas, dit-elle patiemment.

– Très bien, dit Danglard. Vous voulez parler au commissaire Adamsberg. Mais on ne peut pas parler au commissaire Adamsberg.

– Il est absent ?

– Il est injoignable.

– C'est important, dit Camille. Dites-moi où je peux le trouver.

Danglard échangea un nouveau signe de tête avec son collègue. La fille Monge dévoilait ses batteries avec une impensable naïveté. Elle prenait vraiment les flics pour des abrutis.

– Injoignable, répéta Danglard. Envolé, pulvérisé. Il n'y a plus de commissaire Adamsberg. C'est moi qui le remplace.

Il y eut un silence au téléphone.

– Mort ? demanda Camille d'une voix incertaine.

Le lieutenant fronça les sourcils. Sabrina Monge n'aurait pas eu cette intonation. Danglard était un homme fin. Il n'avait entendu ni la méfiance ni la colère qu'il attendait de Sabrina. La fille qu'il avait en ligne était simplement incrédule et décontenancée.

Camille attendait, tendue, plus stupéfaite qu'anxieuse, comme si elle apprenait que l'éternel roseau a fini par se rompre. Impossible. Elle l'aurait lu dans la presse, elle l'aurait su, Adamsberg était un type connu.

– Simplement absent, rectifia Danglard en changeant de ton. Laissez-moi votre nom et vos coordonnées. Je lui ferai parvenir un message et il vous rappellera.

– Ça ne marchera pas, dit Camille, dont la tension se relâcha. Le portable est en fin de charge et je suis en bord de route.

– Votre nom ? insista Danglard.

– Camille Forestier.

Le lieutenant se redressa sur sa chaise, congédia son collègue d'un geste et éteignit le haut-parleur. Camille Forestier, la fille de Mathilde, la fille unique de la Reine Mathilde. La fille qu'Adamsberg tentait parfois, par moments, par périodes, de localiser à la surface du globe, comme on cherche un nuage, et puis qu'il oubliait. Il attrapa une nouvelle feuille, avec la nervosité d'un gars parti à la pêche au gros depuis des jours et qui sent brusquement la ligne tirer.

– Je vous écoute, dit-il.

Prudent, Danglard questionna Camille pendant près de quinze minutes avant d'être convaincu de son identité. Il ne l'avait jamais rencontrée mais il avait assez connu la mère pour pouvoir tester Camille sur quantité de détails que Sabrina Monge, même très informée, n'aurait jamais pu obtenir. Et Dieu que la mère était belle.

Camille raccrocha, saoulée par le flux des questions de Danglard. Adamsberg était protégé comme s'il avait une colonne de tueurs aux fesses. Il lui semblait que le souvenir de sa mère avait beaucoup fait pour briser le tir de barrage du lieutenant. Elle sourit. La Reine Mathilde était à elle seule un laissez-passer, il en avait toujours été ainsi. Adamsberg était en Avignon, elle avait le nom de l'hôtel et son numéro d'appel.