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– Pardonne-moi, dit-il. Ce n'est pas toi que j'attendais.

Camille hocha la tête, mal à l'aise.

– Oublie cette arme, continua-t-il. Une fille qui s'est mis en tête de me tuer.

– Ah bon, dit Camille poliment.

– Assieds-toi, dit Adamsberg en montrant l'herbe.

Camille hésita.

– Mais assieds-toi, insista-t-il. Tu es venue jusqu'ici, tu peux bien t'asseoir.

Il sourit.

– C'est une fille dont j'ai tué l'ami. Mon pistolet l'a atteint, dans une chute. Elle veut me mettre une balle ici.

Il indiqua son ventre avec le doigt.

– Et voilà pourquoi cette fille me talonne inlassablement. Tout le contraire de toi, Camille, qui me fuis, qui m'évites, qui t'échappes, qui me glisses entre les mains.

Camille avait fini par s'asseoir en tailleur à quatre mètres de lui et le laissait se débrouiller avec la conversation. Elle attendait ses questions. Adamsberg savait bien qu'elle n'était pas venue jusqu'à lui par désir, mais par nécessité.

Il l'observa un court moment. Cette veste grise, troh longue pour elle, dont les manches tombaient sur les doigts, ce jean clair et ces bottes noires ne laissaient aucun doute Camille était bien la fille de la télévision, la fille de la place de Saint-Victor-du-Mont, appuyée contre le vieux platane. Il détourna le regard.

– Qui me glisses entre les mains, répéta-t-il, en plongeant à nouveau sa branche dans l'eau. Il faudrait une bien terrible exigence pour te décider à venir jusqu'à moi. Une sorte d'intérêt supérieur.

Camille ne répondit pas.

– Que t'arrive-t-il ? demanda-t-il doucement.

Camille passa ses doigts entre les brins d'herbe sèche freinée par la gêne, tentée par la fuite.

– J'ai besoin d'aide.

Adamsberg leva la branche hors de l'eau, changea de position et se plaça face à elle, jambes croisées. Puis, avec des gestes attentifs et précis, il déposa la branche devant ses genoux, entre eux deux. Elle n'était pas droite et, d'une main, il rectifia sa position. Adamsberg avait de très belles mains, solides et équilibrées, grandes pour sa taille.

– Quelqu'un qui te veut du mal ? dit-il.

– Non.

La perspective de déverser toute cette longue histoire de brebis, d'homme sans poils, de Soliman, de marigot puant, de bétaillère, de poursuite et de ratages la désolait par avance. Elle cherchait l'entrée la moins absurde.

– Reste cette affaire de moutons, dit Adamsberg. La bête du Mercantour.

Camille leva les yeux, stupéfaite.

– Quelque chose a mal tourné, continua-t-il, quelque chose qui ne t'a pas plu. Tu t'es lancée là-dedans sans prévenir personne. La gendarmerie locale n'est pas au courant. Tu travailles en franc-tireur et à présent, tu bloques. Tu cherches un flic pour te tirer de là, un flic qui ne t'enverra pas au diable. De guerre lasse, et parce que tu n'en connais vraiment pas d'autre, tu me cherches, mal décidée. Et tu me trouves. Et tout d'un coup, tu ne sais plus comment tu en es arrivée là. Tu te fous de ces brebis. Ce que tu voudrais, au fond, c'est repartir. Marcher et fuir.

Camille eut un bref sourire. Adamsberg avait toujours su des choses que les autres ignoraient. A l'inverse, il existait des quantités de trucs que tous les autres connaissaient et qui lui étaient totalement étrangères.

– Comment sais-tu cela ?

– Sur toi, une légère odeur de montagne, de laine.

Camille baissa les yeux vers sa veste, en frotta machinalement les manches.

– Oui, dit-elle. Ça reste sur les vêtements.

Elle releva le regard.

– Comment sais-tu cela ? répéta-t-elle.

– Je t'ai aperçue aux informations, filmée sur la place de ce village.

– Tu te souviens de l'histoire des brebis ?

– Assez bien. Des crocs gigantesques plantés dans trente et une bêtes, à Ventebrune, Pierrefort, Saint-Victor-du-Mont, Guillos, La Castille et tout dernièrement, à la Tête du Cavalier près du hameau du Plaisse. Et surtout, une femme à Saint-Victor, égorgée comme les brebis. Je suppose donc que tu connaissais cette femme. C'est ce qui t'a propulsée dans cette histoire.

Camille le regarda, incrédule.

– Est-ce que les flics s'intéresseraient à cela ? demanda-t-elle.

– Ça n'intéresse aucun flic, dit Adamsberg d'un ton léger. Mais moi oui.

– A cause des loups ? Les loups de ton grand-père ?

– Peut-être. Et puis cette bête énorme, cette chose surgie d’une anfractuosité du temps. Et autour d'elle, toute cette nuit, ça m'a intéressé.

– Quelle nuit ? demanda Camille sans comprendre.

– Partout autour de cette affaire. Quelque chose de sombre, de nocturne, que le regard ne perce pas mais que la pensée appréhende. De la nuit, quoi.

– Et quoi d'autre ?

– Je ne sais pas. Je me suis demandé si quelqu'un ne guidait pas les pas de la bête. Elle tue beaucoup, sauvagement, sans nécessité de survie. Comme une enragée, et au fond comme un homme. Et puis Suzanne Rosselin. Je ne comprends pas que l'animal l'ait attaquée. A moins que la bête ne soit folle, possédée. Et ce que je ne saisis pas non plus, c'est qu'on ne l'ait toujours pas trouvée. Beaucoup de nuit.

Adamsberg regarda Camille, laissa passer un nouveau silence. Les silences, même longs, ne l'avaient jamais embarrassé.

– Dis-moi ce que tu fais là-dedans, dit-il doucement. Dis-moi ce qui a dérapé. Dis-moi ce que tu attends de moi.

Camille réexpliqua toute l'histoire, depuis son tout début, depuis les premières brebis de Ventebrune, la battue, Massart avec son torse large et glabre planté sur ses jambes tordues, le dogue allemand, la profondeur de l'impact des dents, la disparition de Crassus le Pelé, regorgement de Suzanne, Soliman dans les toilettes, le Veilleux momifié, la fuite de Massart, le tracé sur la carte, le loup-garou avec les poils en dedans, les abattoirs de Manchester, l'aménagement de la bétaillère, le chien Insaktor, ou quel que soit son nom, le dictionnaire de Soliman, les cinq cierges en forme de M, le meurtre du retraité de Sautrey, l'impasse, l'échec, le marigot où s'était coincée Suzanne.

A la différence d'Adamsberg, Camille avait l'esprit précis, structuré et rapide. Le tout lui prit moins d'un quart d'heure.

– Sautrey, dis-tu ? Je n'ai pas suivi ça. Où est-ce ?

– Un peu après le col de la Croix-Haute, sous Villard-de-Lans.

– Qu'est-ce que vous avez su de ce meurtre ?

– Justement rien. C'est un professeur à la retraite. Il a été égorgé à la nuit, pas loin de son village. On ne sait rien sur la blessure mais ils parlent d’un chien errant, un Pyrénées échappé ou je ne sais quoi. Soliman a voulu faire toutes les églises sur la route, puis il a lâché prise. Il a dit qu'on aurait toujours un train de retard.

– Et ensuite ? Qu'est-ce que vous avez fait ?

– On a pensé qu'il nous faudrait un flic.

– Et ensuite ?

– J'ai dit que j'en connaissais un.

– Pourquoi pas les flics de Villard-de-Lans ?

– Pas un flic n'écouterait cette histoire jusqu'au bout. On n'a rien de tangible.