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– Il est étrange, cet itinéraire, dit-il. Toutes ces petites routes, ces bifurcations. C'est bien compliqué.

– Le type est compliqué, dit Soliman. La folie est compliquée.

– II voudrait traîner et se faire prendre qu'il n'agirait pas autrement. Alors qu'il pouvait traverser la France en un jour et quitter le pays.

– On ne l'a toujours pas pris, observa Soliman.

– Parce qu'il n'est pas recherché, dit Adamsberg en repliant la carte.

– Nous, on le recherche.

– Sans doute, dit Adamsberg en souriant. Mais quand il aura tous les flics à ses basques, il ne pourra plus se payer le luxe de s'éterniser dans les chemins creux et les églises. Je ne comprends pas qu'il ne prenne pas l'autoroute.

– Il a sillonné pendant vingt ans tous les chemins du pays, dit Camille, quand il était rempailleur. Il connaît les routes discrètes, les planques, les coins à moutons aussi. Il tient à se faire passer pour mort. Et surtout, il cache un loup.

– Il rôde la nuit, intervint le Veilleux, il massacre hommes et bêtes et il dort le jour. Voilà pourquoi il roule si peu. Il peut pas montrer sa figure parce que c'est son instinct. Et il se cache loin des hommes parce que c'est sa nature.

Un peu avant une heure du matin, la bétaillère atteignit Sautrey. Adamsberg les avait devancés et les guettait dans le brouillard à l'entrée du village, sans impatience. Il laissait flotter ses pensées, passant du loup à la carte, à Soliman, à la bétaillère, à Camille. Il était reconnaissant au hasard d'avoir mené Camille sur son chemin, le mettant sur la route du grand loup. Mais il ne s'en étonnait pas trop. Il trouvait naturel, légitime, de se retrouver aux prises avec cet animal qui était entré dans son existence dès son premier carnage. Naturel aussi de se retrouver face à Camille. La voir surgir au bord du fleuve l'avait un peu saisi, bien sûr, mais pas tant que ça. C'était comme si une part de lui-même, infime mais efficace, la guettait en permanence sur la frange de ses yeux. Aussi, quand elle entrait dans son champ de vision, il était prêt, en quelque sorte.

Il y avait ce type taillé pour l'aventure, bien sûr, forcément, pourquoi pas. Il n'avait rien contre. Bien sûr il y avait un type. Pourquoi n'y en aurait-il pas eu ? Un beau type sûrement, pour ce qu'il en avait vu. Très bien, tant mieux, vis ta vie camarade. Camille avait été un peu tendue au début, près du fleuve, puis ça s'était passé. Elle était à présent paisible, indifférente. Ni amicale ni hostile, pas même fuyante. Pacifique, lointaine. Bien. C'était normal. Elle l'avait effacé. C'était comme ça. C'était ce qu'il avait voulu. Et c'était bien. Ce grand type aussi, pourquoi pas, il en fallait bien un, pourquoi non. Autant que Camille le prenne beau, elle méritait ça. Est-ce que Camille irait au Canada, c'était une autre affaire.

Il vit apparaître la masse sombre de la bétaillère, ouvrit sa voiture et fit deux appels de phares. Le camion se rangea avec fracas sur le bas-côté, ses lumières s'éteignirent. Soliman et le Veilleux dormaient à l'avant. Camille secoua le jeune homme et sauta sur la route. Soliman descendit à son tour, un peu hébété, et aida le Veilleux à passer les marches.

– Ne me porte pas comme ça, merde, gronda le Veilleux.

– Je ne veux pas que tu tombes, vieillard, dit Soliman.

– Vous n'aviez rien d'autre que cette bétaillère ? demanda Adamsberg à Camille. Pour voyager ?

Camille secoua la tête.

– Je m'y suis habituée.

– Je comprends, dit Adamsberg. J'aime bien cette odeur.

– Ça sent comme ça, dans les Pyrénées. C'est le suint qui fait ça.

– Je sais, dit Camille.

Le berger plissa les yeux dans l'obscurité, s'attarda sur la silhouette du flic. Voilà au moins un gars, un seul, qui ne râlait pas contre le suint de la bétaillère. Ce type-là, avec son visage modelé sans finasserie, valait peut-être la peine qu’on lui cause. Il contourna le camion, appela Adamsberg d'un geste impérieux.

– Il te convoque, commenta Camille.

Adamsberg se rapprocha du berger, qui ajusta son chapeau et croisa les poings sur son bâton.

– Écoutez-moi, mon gars, dit le Veilleux.

– Il est commissaire, dit Soliman. Commissaire. Et en aucun cas ce n'est ton gars.

– Il y a une chose au sujet de Massart, continua le Veilleux, que la petite a sûrement pas dite. C'est un loup-garou. Pas un poil sur le corps, vous pigez ?

– Très bien.

– Tout est au-dedans. Pas de pitié quand vous serez dessus. Le garou a la force de vingt hommes.

– Bien.

– Autre chose, mon gars. Reste un lit au fond à droite. On vous l'offre.

– Merci.

– Attention, continua le Veilleux en jetant un regard à Soliman. On partage le camion avec la jeune femme. Faut la respecter et se respecter soi-même.

Sur un bref signe de tête, il quitta Adamsberg et grimpa dans la bétaillère.

– « Hospitalité », dît Soliman. « Bienveillance, cordialité dans la manière d'accueillir et de traiter ses hôtes. »

Allongée sur son lit, fatiguée par les neuf heures de route, Camille écoutait le ronflement du Veilleux, par-delà la bâche. On avait baissé les toiles sur les claires-voies et l'obscurité dans le camion était presque totale. La bétaillère avait chauffé sur la route d'Avignon et il faisait au moins cinq degrés de plus que dehors. A ses côtés, Adamsberg dormait aussi. Ou peut-être pas. Elle n'entendait pas Soliman non plus. Les ronflements du Veilleux couvraient leurs respirations. Adamsberg n'avait montré aucun embarras à l'idée de dormir sur ce quatrième lit, que le Veilleux lui avait offert avec sa bénédiction et ses mises en garde. Le Veilleux faisait un peu office de curé dans la bétaillère, ce qu'il tolérait ou ne tolérait pas faisait loi, et on feignait d'appliquer cette ioi. Adamsberg s'était couché aussitôt, san autre complication. A présent, il était étendu là, séparé d'elle par une ruelle de cinquante centimètres de large. Ce n'est pas beaucoup. Mais mieux valait encore avoir Adamsberg dans cette proximité délicate que le Veilleux ou Soliman, qui semblait à Camille assez chancelant depuis qu’ils avaient quitté les Écarts.

Mieux valait encore Adamsberg, car le rien est toujours plus simple que le quelque chose. Plus triste aussi, mais plns simple. En allongeant le bras, elle aurait pu le toucher à l'épaule. Elle avait dormi des centaines d'heures la tète posée sur lui, y trouvant un oubli presque idéal. Si bien qu'elle avait cru qu'Adamsberg lui était assorti comme par magie et qu'il n'y avait rien à faire contre. Mais aujourd'hui, sa présence ne l'embarrassait même pas. Elle aurait aimé que Lawrence dorme ici. Avec le Canadien, le paysage sentimental était tout différent de l'évidence passionnelle qui avait présidé à sa fusion ancienne avec Adamsberg. Plus modeste en quelque sorte, semé parfois d'arrière-pensées ordinaires et de réticences mineures. Mais Camille ne s'intéressait plus aux idéaux. Une dure à cuire, voilà ce qu'elle était devenue.

Le Veilleux avait dû basculer sur le côté et s'était arrêté de ronfler. On bénéficiait d'un répit. Dans le silence, elle entendit le souffle régulier d'Adamsberg. Lui aussi s'était endormi sans histoire. Vis ta vie, camarade. Voilà tout ce qui demeure de toute foi, de toute grandeur ; un souffle impassible.