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Tenue en éveil par ces pensées austères, Camille s'endormit tard et ne s'éveilla que vers neuf heures. Elle attrapa ses bottes avant de mettre pied à terre, et passa de l'autre côté de la bâche.

Soliman était accoudé sur son lit, avec le dictionnaire.

– Où sont-ils ? demanda Camille en préparant son café. Pousse-toi, Tricot à mailles, dit-elle au chien en s'asseyant sur le lit du Veilleux.

– Interlock, corrigea Soliman.

– Oui, excuse-moi. Où sont-ils ?

– Le Veilleux téléphone au troupeau. Paraît que la brebis de tète n'était pas en forme hier soir, une patte enflée. Psychosomatique. Le vieux est en train de lui remonter le moral. Une brebis de tête qui boite, c'est tout le troupeau qui va de travers.

– Elle a un nom ?

– Elle s'appelle George Gershwin, dit Soliman avec une grimace. C'est le Veilleux qui a voulu tirer dans le dictionnaire, mais il a ouvert aux pages des noms propres. Après, c'est trop tard pour rectifier, ce qui est dit est dit. On l'appelle George. En tout cas, elle a une patte enflée.

– Et Jean-Baptiste ?

– Il est parti très tôt voir les gendarmes de Sautrey, puis il a pris sa voiture et il a filé chez les flics de Villard-de-Lans. Il a dit que c'est à eux que le Parquet a confié l'enquête, quelque chose comme ça. Il a dit de bouffer sans l'attendre.

Adamsberg revint vers trois heures. Soliman lavait du linge dans une bassine bleue, Camille composait, installée dans la cabine du conducteur, et le Veilleux chantonnait, calé sur un tabouret, en grattant la tête du chien. Adamsberg les regarda tous les trois, dans ces postures un peu nomades. Cela fui fit plaisir de retrouver le camion.

Il sortit de la bétaillère un de ces tabourets de toile pliants, de ces trucs rouilles qui vous arrachent les doigts, l’installa au milieu du rectangle d'herbe rase qui longeait le camion. Soliman le rejoignit le premier. Sa ferveur de la veille s'était accrue. Tout lui plaisait dans ce flic, son visage hétéroclite, sa voix apaisante, ses gestes passés au ralenti. Il avait saisi ce matin qu'en dépit des facultés manifestes de douceur et d'ouverture du commissaire, nul ne pouvait avoir barre sur lui, ni homme, ni ordre, ni convenance. Et cela, dans un tout autre registre, lui rappelait la minérale indépendance de sa mère. Il l’avait accompagné à sa voiture et il lui avait longtemps parlé de Suzanne.

Soîiman posa sa bassine aux pieds d'Adamsberg. Le Veilleux, à dix pas de là, interrompit sa rengaine.

– Parle mon gars, dit-il. C'est quoi qu'a égorgé Sernot ?

– Un très grand chien, ou un loup, dit Adamsberg.

Le Veilleux donna un coup de bâton dans le sol, comme pour marquer d'un choc sourd le bien-fondé de leur clairvoyance.

– J'ai vu Montvailland, continua Adamsberg, je l'ai informé au sujet de Massart et de la bête du Mereantour. Je connais ce flic. Il est très bon, mais il est rationnel, et ça le freine. L'histoire lui a plu, mais à peu près autant qu'une poésie. Et encore, Montvailland ne supporte la poésie qu'en alexandrins, par paquets de quatre. C'est notre handicap : l'épopée de Massart ne peut encore entrer dans une tête trop carrée. Montvailland admet l'hypothèse d'un loup. Ils ont eu une alerte l'an dernier, au sud de Grenoble, près du Massif des Écrins. Mais il est contre l'idée d'un homme. J'ai dit que ça faisait beaucoup de chemin et beaucoup de victimes pour un loup seul en quelques jours, mais il croit qu'une telle escapade est possible si le loup a la rage, par exemple. Ou simplement s'il est déboussolé. Il va demander une battue et un hélico. Il y a autre chose.

Le Veilleux leva la main, demanda une interruption.

– T'as mangé, mon gars ?

– Non, dit Adamsberg. Je n'y ai plus pensé.

– Sol, va chercher la bouffe. Apporte aussi le blanc.

Soliman déposa un cageot auprès d'Adamsberg et tendit la bouteille au Veilleux. Nul autre que le Veilleux n'avait le droit de servir le blanc de Saint-Victor, c'était ce qu'on avait enseigné avec ménagements à Camille le lendemain de sa garde au col de la Bonette.

– « Impérialisme », dit Soliman en regardant le Veilleux. « Volonté d'expansion et de domination, collective ou individuelle. »

– Respect, dit le Veilleux.

Il remplit un verre pour Adamsberg et le lui tendit.

– Bon pied, bon cul, bon œil, dit-il. Attention, il est piégeux.

Adamsberg remercia d'un signe.

– Sernot a une contusion au crâne, reprît-il, comme si on l'avait frappé avant de l'égorger. Est-ce qu'on a noté quelque chose de semblable sur Suzanne Rosselin ?

ïl y eut un silence.

– On n'en sait rien, dit Soliman d'une voix un peu tremblée. C'est-à-dire, à ce moment-là, on a vraiment cru à un loup. Personne ne pensait encore à Massart. On n'a pas examiné son crâne.

Soliman s'arrêta net.

– Je comprends, dit Adamsberg. J'ai insisté là-dessus auprès de Montvailland. Mais selon lui, Sernot s'est blessé en luttant avec la bête. C'est rationnel. Montvailland ne veut pas aller au-delà. J'ai au moins obtenu qu'il fasse examiner le corps, à la recherche de poils.

– Massart n'a pas de poils, gronda le Veilleux. Et ceux qui lui sortent la nuit sont pas près de tomber.

– De poils animaux, précisa Adamsberg. Pour qu'on sache s'il s'agit d'un chien ou d'un loup.

– Ils connaissent l'heure de l'attaque ? demanda Soliman.

– Aux alentours de quatre heures du matin.

– II aurait donc eu le temps de franchir la distance entre la Tête du Cavalier et Sautrey. Qu'est-ce que Sernot faisait dehors à quatre heures du matin ? Ils ont une idée ?

– Ça ne pose pas de problème à Montvailland. Sernot était un varappeur, un randonneur, de ces types amateurs des longues marches exténuantes, et un insomniaque. Il lui arrivait de se réveiller vers trois heures et de ne plus se rendormir. Quand il en avait assez, il partait marcher. Montvailland pense qu'il a croisé la bête dans sa chasse nocturne.

– C'est rationnel, dit Camille.

– Pourquoi l'animal lui aurait sauté dessus ? demanda Soliman.

– Déboussolé.

– Ça s'est passé où ? demanda Camille.

– Au carrefour de deux chemins de terre, à la Croisée du Calvaire. Il y a une grande croix de bois plantée sur un tertre. Le corps était au pied de la croix.

– Les cierges, murmura Soliman.

– Bigot, compléta le Veilleux.

– J'en ai aussi parlé à Montvailland.

– Tu lui as parlé de nous ? dit Camille.

– C'est la seule chose dont je n'ai surtout pas parlé.

– Il n'y a pas de honte, dit le Veilleux avec une certaine hauteur.

Adamsberg leva les yeux vers le berger.

– Harceler un homme est interdit, dit-il. Ça tombe sous le coup de la loi.

– Nous, on s'en branle du coup de la loi, dit Soliman.

– On ne le harcèle pas, ajouta le Veilleux. On lui colle au cul. Ce n'est pas interdit.

– Si.

Adamsberg tendit son verre au Veilïeux.

– Montvailland sait que je suis à couvert, continua-t-il, que personne ne doit prononcer mon nom. Il croit que j'ai ramassé ces informations au cours de mon vagabondage.