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A huit heures du soir, il apportait la louve au baraquement des soins.

– Il y a du grabuge en bas ? demanda le vétérinaire en transportant Electre sur une table.

– Rapport ?

– Rapport aux brebis égorgées.

Lawrence hocha la tète.

– Faut qu'on mette la main dessus avant qu'ils montent ici. Saccageraient tout.

– Tu repars ? demanda le vétérinaire en voyant Lawrence empocher du pain, une saucisse et une bouteille.

– Ai à faire.

Oui, aller chasser pour le vieillard. Ça pouvait prendre un bout de temps. Parfois il ratait ses coups, comme le vétéran.

Il laissa une note pour Jean Mercier. Ils ne se croiseraient pas ce soir, il dormirait à sa bergerie.

Ce fut Camille qui l'alerta le lendemain par téléphone, un peu avant dix heures, alors qu'il poursuivait son inspection vers le nord. A sa voix rapide, Lawrence comprit que le grabuge s'accélérait.

– Ça a recommencé, dit Camille. Un carnage aux Ecarts, chez Suzanne Rosselin.

– À Saint-Victor ? dit Lawrence, en criant presque.

– Chez Suzanne Rosselin, répéta Camille, au village. Le loup en a égorgé cinq et blessé trois.

– Bouffées sur place ?

– Non, il en a arraché des morceaux, comme pour les autres. Il n'a pas l'air d'attaquer pour se nourrir. Sibellius, tu l'as vu ?

– Pas trace.

– Faudrait que tu descendes. Deux gendarmes se sont pointés, mais Gerrot dit qu'ils ne sont pas foutus d'examiner les animaux correctement. Et le vétérinaire est en poulinage à des kilomètres. Tout le monde hurle, tout le monde gueule. Merde, descends, Lawrence.

– Dans deux heures, aux Écarts.

Suzanne Rosselin dirigeait seule l'élevage des Ecarts, à l'ouest du village, et d'une main de fer, disait-on. Les manières rudes et même viriles de cette grande et grosse femme l'avaient fait respecter et craindre de tout le canton, mais, hors de son domaine, elle était peu recherchée. On la trouvait trop brutale, trop grossière. Et moche. On racontait qu'un Italien de passage l'avait séduite trente ans plus tôt et qu'elle avait voulu le suivre sans le consentement de son père. Séduite jusqu'au bout, précisait-on. Mais la vie ne lui avait pas même laissé le temps de fronder que l'Italien avait disparu dans sa botte natale et que les parents étaient décédés dans l'année. Ensuite, on disait que la trahison, la honte, et le manque d'homme avaient durci la tête de Suzanne. Et que c'est le destin, par vengeance, qui l'avait rendue si hommasse. D'autres assuraient que non, qu'elle avait toujours été hommasse. C'était un peu pour toutes ces raisons que Camille aimait bien Suzanne, dont le langage de charretier, porté jusqu'à l'incandescence, avait quelque chose d'admirable. Camille, par les enseignements de sa mère, tenait la grossièreté pour un art de vivre, et la pratique professionnelle de Suzanne l'impressionnait.

Une fois par semaine environ, elle montait à la bergerie payer la caisse de nourriture que lui préparait Suzanne. Et sitôt qu'on pénétrait sur les terres des Ecarts, c'en était fini des aigres commentaires et des railleries : les cinq hommes et femmes qui travaillaient là se seraient fait hacher pour Suzanne Rosselin.

Elle suivit le chemin pierreux qui grimpait entre les terrasses jusqu'à la maison, une bâtisse de pierres haute et étroite percée d'une porte basse et d'ouvertures asymétriques et exiguës. Camille pensait que la toiture délabrée ne tenait le coup que par la grâce d'une solidarité occulte entre tuiles, soudées les unes aux autres par esprit de corps. L'endroit était désert et elle gagna la longue bergerie, plantée à flanc de pente cinq cents mètres plus haut. On entendait Suzanne Rosselin gueuler dans les lointains. Camille plissa les yeux dans le soleil pour distinguer les chemises bleues de deux gendarmes, et le boucher Sylvain qui s'agitait en tous sens. Dès qu'il s'agissait de viande, il fallait qu'il soit là.

Et puis, hiératique, droit, debout contre le mur de la bergerie se tenait le Veilleux. Elle n'avait pas encore eu l'occasion d'apercevoir de près le très vieux berger de Suzanne, toujours planqué au cœur de ses moutons. On disait qu'il couchait dans la vieille bâtisse, au milieu des bêtes, mais ça ne choquait personne. On l'appelait « le Veilleux », c'est-à-dire le « veilleur », le « gardeur », ainsi que Camille avait fini par le comprendre, et elle ne savait pas son nom véritable. Maigre et raide, le regard hautain, les cheveux blancs un peu longs, les poings serrés sur un bâton fiché dans le sol, il était au sens vrai du mot un majestueux vieillard, au point que Camille ne sut si on pouvait, ou pas, se permettre de lui adresser la parole.

De l'autre côté de Suzanne, tout aussi droit que le Veilleux, et comme par mimétisme, se tenait le jeune Soliman. On aurait cru, à les voir encadrer Suzanne comme deux gardes immobiles, qu'ils attendaient un seul signe d'elle pour disperser d'un revers de bâton une cohue d'assaillants imaginaires montant à l'assaut. Rien de tel. Le Veilleux était dans sa pose naturelle, et Soliman, en ces circonstances un peu dramatiques, se réglait tout simplement à son pas. Suzanne parlementait avec les gendarmes, on remplissait des constats. Les brebis égorgées avaient été transportées plus au frais, dans l'obscurité de la bergerie.

En apercevant Camille, Suzanne lui posa une grosse poigne sur l'épaule et la secoua.

– Ce serait le moment qu'il soit là, ton trappeur, dit-elle. Qu'il nous dise. Il est sûrement plus dégourdi que ces deux connards qui ne sont pas foutus de se démerder.

Le boucher Sylvain risqua un geste.

– Ta gueule, Sylvain, interrompit Suzanne. T'es aussi abruti que les autres. Je ne t'en veux pas, t'as des excuses, c'est pas ton boulot.

Personne ne s'offensait et les deux gendarmes, comme blasés, remplissaient péniblement les formulaires.

– Je l'ai prévenu, dit Camille. Il descend.

– Si t'as une minute, après. Il y a fuite aux latrines, faudrait que tu m'arranges ça.

– Je n'ai pas mes outils, Suzanne. Plus tard.

– En attendant, va voir ce trafic là-dedans, ma fille, dit Suzanne en pointant son pouce épais vers ïa bergerie. Un vrai sacrifice de sauvage.

Avant de passer la porte basse, Camille salua respectueusement le Veilleux, intimidée, et serra la main de Soliman. En revanche, elle connaissait bien Soliman, qui suivait Suzanne comme une ombre et la secondait dans toutes ses tâches, et elle connaissait aussi son histoire.

C'était même la première histoire qu'on lui avait contée à son arrivée, comme s'il y avait urgence : un Noir dans le village, c'est à peine si on s'en était remis vingt-trois ans après. Le jeune Africain avait été, comme dans les contes, déposé tout bébé dans un panier à figues devant la porte de l'église. Personne n'avait jamais vu aucun Noir à Saint-Victor ni dans les environs, et on supposait que le bébé avait été fait à la ville, à Nice peut-être, où tout est envisageable, y compris les bébés noirs. Mais c'était bien devant le porche de Notre-Dame de Saint-Victor qu'il braillait comme un perdu, qu'il était. A l'aube de ce jour, la moitié du village tournait, éperdue, autour du panier et de l'enfant tout noir. Puis des bras de femme, au départ réticents, s'étaient tendus pour le soulever, puis le bercer, tenter de l'apaiser. Lucie, qui tenait le café de la place, avait la première osé poser un baiser sur la joue enduite de morve. Mais rien ne calmait le petit qui s'étranglait dans ses hurlements. « Il a faim, le négrillon », disait une vieille, « il a chié », disait un autre. Puis la massive Suzanne s'était approchée d'un pas d'athlète, avait rompu les rangs, attrapé le petit et l'avait calé sur son bras. L'enfant avait cessé sur l'instant de hurler et laissé tomber sa tête sur la grosse poitrine. Dès ce moment, chacun, comme dans un conte où les princesses auraient été des grosses Suzannes, avait admis comme une évidence que le petit négrillon appartiendrait désormais à la maîtresse des Ecarts. Suzanne avait enfoncé son index dans la bouche avide et avait gueulé – Lucie s'en souviendrait toute sa vie :