– Je ne l'oublie pas. Mais cette femme a été tuée parce qu'elle savait quelque chose sur Massart, du moins je le crois. Les deux autres ont été égorgés pour une autre raison. C'est cette raison que je cherche.
– Vous êtes sûr, demanda Aimont d'une voix ténue, que la troisième attaque aura lieu à Belcourt ?
– Sa route fait un crochet pour passer par ici. Mais il peut être à deux cents kilomètres.
– Il ne me semble pas prudent d'éliminer le hasard, insista Aimont, embarrassé. Ces deux hommes avaient l'habitude de sortir la nuit. Rien n'empêche qu'ils aient simplement croisé Massart.
– En effet, dit Adamsberg. Rien n'empêche.
Adamsberg passa la journée dans les locaux de la gendarmerie, ou dans ses abords, alternant sa lecture des dossiers avec des périodes de rêverie ; Adamsberg lisait lentement, debout, revenant souvent sur une même ligne quand sa pensée, volatile, s'était enfuie hors du texte. Depuis quelques années, il tâchait de discipliner son esprit en prenant jes notes sur un carnet. Cet exercice contraignant ne donnait pas les effets escomptés.
Il déjeuna avec Aimont puis partit dans la campagne à la recherche d'un recoin de survie, qu'il trouva assez aisément à trois kilomètres de Belcourt, à proximité d'un moulin envahi par les ronces et le chèvrefeuille. Il sortit son carnet, y griffonna pendant plus d'une heure, dessinant les arbres qu'il avait sous les yeux, puis il redescendit à son bureau provisoire. Il était tout à fait à l'aise avec ce timide adjudant et il préférait s'installer là qu'au campement du camion. Non pas que la présence de Lawrence le gênât. Adamsberg ignorait presque tout de la jalousie. Quand il la découvrait chez les autres, ravageuse et douloureuse, il lui semblait qu'il lui manquait une case, une de plus parmi les innombrables qui lui faisaient défaut. Mais il n'était pas certain, en revanche, que sa présence soit du goût du Canadien. Lawrence lui avait adressé à plusieurs reprises des regards calmes et interrogateurs qui semblaient signifier à la fois “Je suis là” et “Que cherches-tu ?”. Et Adamsberg aurait eu bien du mal à répondre. Un très bon choix, il n'avait rien à dire contre. A ceci près que Lawrence n'était pas très causant, et pas toujours explicite. Adamsberg se demandait qui pouvait bien être ce boulechite qu'il invoquait tout le temps. Sa mère peut-être.
Il eut Hermel en ligne vers cinq heures.
– Vous avez vu les dossiers, mon vieux ? interrogea Hermel. Pas très palpitant, non ? Et pas une passerelle entre les deux hommes. Ils n'ont jamais habité le même quartier. J'ai vérifié toutes les listes d'adhérents des associations sportives grenobloises sur trente ans. Rien, mon vieux. Ils ne fréquentaient pas les mêmes cercles. Les ongles, maintenant. Ceux qu'on a récupérés dans la piaule de Massart et ceux de la feuillure. Cinq sur cinq. Les rainurages concordent au quart de poil. Qu'est-ce que vous dites de ça ? L'adjudant de Puygiron s'obstine encore à chercher des ongles dans le cabinet de toilette. Quand il a une idée, ça pousse comme une locomotive. Stupide et fumeux, si voua voulez mon avis, mon vieux. Il n'en trouvera pas. Massart se bouffait les ongles au lit, c'est ce que j'avais dit. J'ai dit à l'adjudant de laisser tomber, puisqu'on a des échantillons, mais il veut avoir raison. A mon avis, il va fouiller dans ce cabinet de toilette jusqu'à sa retraite, on est tranquille. Je lui ai rappelé qu'on attendait des renseignements sur Massart, mais je n'ai pas l'impression qu'il va s'activer. Ce type ne cause qu'aux militaires. Pour la photo du gars, je m'adresse directement à son employeur, ça gagnera du temps. Ensuite, on fera comme on a dit, on diffusera dans les commissariats.
La chaleur avait monté au cours de la journée. Adamsberg dîna seul à la terrasse du même café, puis traîna dans les rues noires. Il se décida vers onze heures à rejoindre la vie collective.
Soliman et Camille fumaient une cigarette sur les marches. On distinguait dans l'obscurité la silhouette du Veilleux, installé dans le champ de pruniers. La moto n'était pas là.
Soliman se leva d'un bond à l'approche d'Adamsberg.
– Rien de neuf, lui dit Adamsberg en lui faisant signe de se rasseoir. De la paperasserie. Si, tout de même, ajouta-t-il après réflexion, les ongles trouvés à l'hôtel appartiennent bien à Massart.
Adamsberg regarda autour de lui.
– Laurence n'est pas là ? demanda-t-il.
– Il est reparti dans le sud, dit Camille. Il a des problèmes de visa. Il va revenir.
– Il paraît que son vieux loup est mort, dit Adamsberg.
– Oui, répondit Camille, étonnée. Il s'appelait Augustus. Il ne pouvait plus chasser et Lawrence lui piégeait des lapins. Mais il ne s'est plus alimenté et il est mort. Un des gardes du Parc a dit « Quand on peut plus, on peut plus », et cela a énervé Lawrence.
– Je comprends ça, dit Adamsberg.
Adamsberg alla boire un verre avec le Veilleux sous le prunier pendant que Soliman et Camille se couchaient. Il remonta au camion vers une heure du matin, le front un peu alourdi par le vin piégeux. Avec la chaleur revenue, l'odeur de suint s'était intensifiée. Adamsberg écarta la bâche sans bruit. Camille dormait, couchée sur le ventre, le drap repoussé jusqu'au milieu du dos. Il s'assit sur son lit et la regarda un long moment, en essayant de réfléchir. Il n'avait jamais abandonné cette ambition secrète de parvenir un jour à réfléchir à la manière dont Danglard le faisait, c'est-à-dire en obtenant des résultats. Après quelques minutes d'efforts, sa pensée lâcha prise à son insu et s'immergea dans les songes. Il sursauta après un quart d'heure, au bord du sommeil. Il étendit le bras, posa sa main à plat sur le dos de Camille. “ Tu ne m'aimes plus ? ” demanda-t-il tranquillement.
Camille ouvrit les yeux, le regarda dans l'obscurité, puis se rendormit.
Au milieu de la nuit, un nouvel orage, plus violent que celui de la nuit précédente, éclata sur Belcourt. La pluie martelait le toit de la bétaillère. Camille se leva, enfila ses bottes sur ses pieds nus, alla fixer les bâches des claires-voies qui battaient avec le vent et laissaient passer l'eau. Elle se rallongea sans faire de bruit, guettant la respiration d'Adamsberg, comme on surveille l'ennemi qui dort. Adamsberg allongea le bras et lui prit la main. Camille s'immobilisa, comme si un seul mouvement d'elle eût pu subitement aggraver la situation, comme on dit qu'un geste inconsidéré déclenche une avalanche. Il lui semblait qu'au début de la luit, Adamsberg lui avait dit quelque chose. Oui, elle s'en souvenait maintenant Plus déconcertée qu'hostile, elle échafaudait une manœuvre pour sortir sa main de là sans faire d'histoire, sans faire de peine à personne. Mais sa main restait là où elle était, coincée dans les doigts d'Adamsberg. Elle n'était pas plus mal ici qu'ailleurs. Camille, irrésolue, la laissa là.
Elle dormit mal, dans ce qui-vive qu'elle connaissait bien, et qui lui signalait que quelque chose était en train de dérailler. Au matin, Adamsberg lâcha sa main, attrapa ses habits et descendit du camion. A ce moment seulement, eiïe s'endormit pour deux longues heures.
Adamsberg démarra à neuf heures pour rejoindre le timide Aimont et revint moins d'une demi-heure plus tard.