Le Veilleux apprit avec stupeur de la bouche de Soliman qu'il n'y avait plus aucun espoir que le tueur soit un loup-garou. Que ça ne servirait à rien qu'on ouvre Lawrence depuis la gorge jusqu'aux couilles et que l'inoffensif Massait était mort depuis seize jours. Le vieux encaissa cette vérité sordide avec difficulté mais paradoxalement, la révélation des véritables circonstances de la mort de Suzanne, qu'on avait effacée comme un pion, l'apaisa. Le remords de sa défection, au moment même où le loup attaquait Suzanne, lui rongeait la tête. Mais Suzanne n'avait pas été la victime surprise d'une attaque imprévue. Elle avait été attirée dans un piège que toute la vigilance du Veiïleux n'aurait jamais pu éviter. Lawrence avait pris soin d'éloigner le berger avant d'appeler Suzanne. Rien ni personne n'y aurait changé quoi que ce soit. Le Veilleux respira enfin.
– Toi mon gars, dit-il à Adamsberg, je t'ai sauvé la mise.
– Je te dois quelque chose, dit Adamsberg.
– Tu me l’as déjà donné.
– Le vin ?
– L'assassin de Suzanne. Mais prends garde, mon gars, prends garde à toi. Il a manqué t'avoir, et la fille rousse aussi.
Adamsberg acquiesça.
– Tu rêves trop, mon gars, continua le Veiïleux, et tu veilles pas assez. C'est pas bon, ça, dans ton métier. Mais moi, c'est pas pour rien qu'on m'appelle le Veilleux. Bon pied, bon cul, bon œil.
– Qu'est-ce que tu as vu, le Veiïleux ?
– J'ai vu le Canadien qui sortait derrière toi, et j'ai vu qu'il ne te voulait pas du bien. Je suis pas aveugle. Je croyais que c'était pour la petite. Et pour la petite, j'ai vu qu'il allait t'étriper. Je l'ai vu clair comme je te vois.
– À quoi tu l'as vu ?
– À sa démarche.
– Où as-tu pris les cartouches ?
– J'ai retourné tes affaires. C'est pas ce que t'avais fait pour me les prendre ?
À quinze heures, Adamsberg entra dans la gendarmerie, Fromentin, Hermel, Montvailland, Aimont et quatre gendarmes entouraient Lawrence qui, assis sur le bord de sa chaise, les regardait avec tranquillité, menottes aux poings. Le Canadien suivit Adamsberg des yeux avec attention pendant qu'il faisait le tour de ses collègues pour les saluer.
– Brévant vient d'appeler, mon vieux, dit Hermel en lui serrant la main. Ils viennent de déterrer Massart à huit mètres de sa baraque, dans la pente. Il est enseveli avec son dogue, son fric et tout son équipement de montagne. Il a les ongles coupés ras.
Adamsberg leva les yeux vers Lawrence, qui le regardait toujours fixement, avec une question dans le regard.
– Camille ? demanda Lawrence.
– Elle ne regrette rien, répondit Adamsberg, ne sachant s'il disait la vérité.
Quelque chose parut se détendre dans le corps de Lawrence.
– Il y a une chose que tu es seul à savoir, dit Adamsberg en s'approchant de lui et en tirant une chaise pour s'asseoir à ses côlés. Est-ce qu'il te restait des hommes à tuer, ou bien Hellouin était-il le dernier ?
– Le dernier, dit Lawrence avec un imperceptible sourire. Les ai tous eus.
Adamsberg hocha la tête et comprit que Lawrence ne perdrait plus jamais son calme.
Lawrence répondit aux questions des flics pendant plus de vingt heures sans tenter de nier quoi que ce soit. Paisible, distant, et coopérant à sa manière. Il demanda une chaise propre, parce qu'il trouvait que celle qu'on lui avait donnée était cradingue. La gendarmerie aussi, cradingue.
Il donnait ses réponses par quarts de phrases elliptiques mais précis. Comme il n'apportait cependant aucune aide spontanée et ne proposait aucun commentaire, attendant passivement qu'on l'interroge, plus par mutisme naturel que par mauvaise volonté, les flics mirent plus de deux jours à lui arracher, bout par bout, son histoire tout entière. Camille, Soliman et le Veilleux furent entendus au cours de la journée du mardi, à titre de témoins principaux.
Au soir du troisième jour, Hermel se proposa pour dicter un premier et bref rapport liminaire à la place d'Adamsberg. Adamsberg, qui répugnait à ce type d'exercice logique et synthétique, accepta son offre avec gratitude et s'adossa au mur du bureau. Hermel parcourut rapidement ses notes et celles de son collègue, les étala sur la table et enclencha la cassette.
– Quel jour on est, mon vieux ? demanda-t-il.
– Mercredi 8 juillet.
– Bon. Vite fait, mon vieux, on met en boite, on complétera demain. “Mercredi 8 juillet. 23 h 45. Gendarmerie de Châteaurouge, Haute-Marne. Rapport faisant suite à l'interrogatoire de Stuart Donald Padwell, trente-cinq ans, fils de John Neil Padwell, nationalité américaine, et de Ariane Germant, nationalité française, inculpé d'homicides volontaires avec préméditation. Interrogatoire conduit les 6, 7 et 8 juillet par le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg et l'adjudant-chef Lionel Fromentin, en présence du commissaire Jacques Hermel et du capitaine Maurice Montvaîlland. John N. Padwell, père de l'inculpé, fut incarcéré à la prison d'Austin, en 19… – vous me donnerez les dates, mon vieux -, pour le meurtre avec préméditation de l'amant de sa femme, Simon Hellouin, perpétré sous les yeux de son enfant, alors âgé de dix ans.”
Hermel coupa le magnétophone, interpella Adamsberg d'un signe de tête.
– Vous vous figurez ça, mon vieux ? dit-il. Devant le gosse. Où est-il allé ensuite, le petit ?
– Il est resté avec sa mère jusqu'au procès.
– Mais après ? Quand elle s'est barrée ?
– Dans une institution, une sorte d'orphelinat d'État.
– Discipline de fer ?
– Non, un établissement correct, d'après Lanson. Mais s'il restait une chance à l'enfant d'échapper à la psychose, le père l'a définitivement ruinée.
– Les lettres ?
– Oui. Pendant la première année, il lui a écrit cinq ou six fois, et puis ça s'est intensifié. Une lettre par mois, puis une par semaine quand il a eu treize ans et jusqu'à ses dix-neuf ans.
Hermel pianota sur la table, méditatif.
– Et la mère ?
– Jamais donné de nouvelles. Jamais revu son fils. Elle est morte en France quand il avait vingt et un ans.
Hermel secoua la tête, avec une grimace.
– Vous parlez d'un sale truc, mon vieux.
Il allongea le bras, enclencha la bande.
– “Pendant presque dix années, par une correspondance suivie, John Neil Padwell prépara son fils, le jeune Stuart, à la tâche sacrée qu'il entendait lui faire accomplir – je cite les mots de l'inculpé. C'est dans ce but que Stuart, à vingt-deux ans, changea d'identité, grâce à l'aide d'un ancien détenu, ami de son père, et s'exila au Canada – vous me donnerez les dates, mon vieux. Pendant son incarcération et jusqu'au décès de sa femme, John Padwell s'assura les services d'un détective – je n'ai pas son nom – qui prit en chasse l'épouse, réfugiée en France dès la fin du procès. C'est ainsi que le père et le fils se tinrent informés de la vie amoureuse d'Ariane Germant épouse Padwell et de l'identité des deux amants qui succédèrent à Simon et à Paul Hellouin, commettant à leur tour le double crime -je cite toujours – de porter la main sur l'épouse et de tenir la mère éloignée de l'enfant. Il ne fut jamais question d'attenter aux jours de la mère, ces quatre hommes portant seuls, aux yeux du père et de l'inculpé, la responsabilité du désastre familial – je cite. Simon Hellouin éliminé, Stuart devait achever l'œuvre salvatrice – citation toujours – en éliminant à son tour Paul Hellouin, avec lequel Ariane Germant s'était enfuie en France – vous me donnerez la date, mon vieux -, ainsi que Jacques-Jean Sernot et Fernand Deguy, qu'elle avait connus lors de son installation à Grenoble quelques années plus tard, en 19… – à compléter. John Padwell exhortait son fils, avec lequel il communiquait très prudemment depuis son changement d'identité, à prendre tout le temps nécessaire pour planifier une stratégie qui le laisse hors de cause, souhaitant par-dessus tout lui éviter l'incarcération qu'il avait subie. Stuart Padwell – dit Lawrence Donald Johnstone – échafauda plusieurs pians successifs, sans en trouver aucun qui le satisfasse entièrement – citation. Depuis ses débuts de garde-chasse dans les réserves du Canada – vous me direz où, mon vieux, je ne connais rien au Canada -, il s'était taillé, en treize ans, à force de travail acharné et de solitude – citation – une réputation solide dans le monde des spécialistes des caribous.”