Adamsberg attendit en somnolant le bulletin de la nuit. Pas pour revoir les brebis dépecées ni réentendre les exploits du loup colossal. Mais pour regarder cette image des gens de Saint-Victor s'agitant sur la place du village au soir venu. A droite, calée contre un grand platane, de trois quarts dos, il y avait une fille qui l'intéressait. Longue, mince, en veste grise, jeans et bottes, les cheveux sombres et courts sur les épaules, les mains enfoncées dans les poches. Et c'était tout. On ne voyait même pas son visage. Ça ne faisait pas beaucoup pour penser à Camille, mais pourtant, c'est bien à elle qu'il avait pensé. Camille était le genre de fille à garder des bottes de cow-boy chevillées aux pieds par trente-cinq à l'ombre. Mais des millions d'autres filles peuvent garder des bottes en pleine chaleur, avec des cheveux noirs et une veste grise. Et Camille n'avait aucune raison d'être plantée sur la place de Saint-Victor. Ou peut-être avait-elle une raison d'y être plantée, qu'est-ce qu'il en savait après tout, il ne l'avait pas revue depuis des années, pas un signe de vie, néant. Lui non plus n'avait pas donné signe, mais on pouvait le trouver, il n'avait pas bougé du commissariat, collé aux dossiers, meurtre après meurtre. Tandis que Camille s'était envolée, comme toujours, avec cette foutue manie de disparaître sans crier gare, en laissant les autres un peu désemparés. Sans doute, c'est lui qui l'avait quittée, mais on peut parfois donner des nouvelles, non ? Non. Camille était orgueilleuse et ne rendait de comptes à personne. Il l'avait revue, une seule fois, dans un train, il y avait au moins cinq ans de ça. Ils s'étaient aimés deux heures, et puis plus rien, elle avait disparu, vis ta vie camarade. Très bien, il vivait sa vie camarade, et il s'en foutait. Ça l'aurait juste intéressé de savoir si c'était elle, contre le platane, à Saint-Victor.
A 23 h 45 le bulletin repassa, les brebis, l'éleveur, les brebis, et puis la place du vilïage. Adamsberg se pencha vers l'écran. Ça pouvait être elle, sa Camille, dont il n'avait rien à faire et à laquelle il pensait souvent. Ça pouvait être des millions de filles aussi. Il ne vit rien de plus. Sauf, à côté d'elle, un grand homme blond aux cheveux longs, une espèce de jeune type taillé pour l'aventure, souple, séduisant, cette sorte de type qui met la main sur l'épaule des femmes comme si la terre entière lui obéissait. Et ce type, il en était presque certain, avait la main sur l'épaule de la fille en bottes.
Adamsberg se renfonça dans son fauteuil. Lui n'était pas une espèce de jeune type taillé pour l'aventure. Il n'était pas grand, il n'était pas jeune. Il n'était pas blond. Il ne croyait pas que la terre tout entière lui obéissait. Ce type était des tas de trucs qu'il n'était pas. Son opposé, peut-être. Entendu, qu'est-ce que ça pouvait faire ? Ça faisait des années que Camille devait aimer des types blonds qu'il ne connaissait pas. Des années que se succédaient chez lui des femmes de toutes couleurs et qui, il fallait le noter, avaient toutes présenté sur Camille l'avantage réel de ne pas porter de ces foutues bottes en cuir. Elles avaient, ces femmes, des chaussures de femmes.
Très bien, vis ta vie camarade. Ce qui souciait Adamsberg, ce n'était pas le jeune type, c'était que Camille se soit sédentarisée à Saint-Victor. Il imaginait toujours Camille en mouvement, traversant les villes, marchant sur les routes, portant sur le dos un sac de partitions et de clefs à molette, jamais posée, jamais assise, et au fond, donc, jamais conquise. La voir dans ce village le troublait. Tout devenait possible. Par exemple qu'elle y possède une maison, une chaise, un bol, pourquoi pas un bol, et puis un lavabo, et enfin un lit, et un type dedans, et peut-être, avec le type, un amour statique, qui tient bien au sol, comme une grosse table de ferme, sain, simple, récuré à l'eau chaude, Camille immobile, clouée au type blond, en paix et consentante. Ce qui donnerait non pas un bol, mais deux bols. Et tant qu'on y était, des assiettes, des couverts, des casseroles, des lampes et, en mettant les choses au pire, un tapis. Deux bols. Deux grands bols sains, simples, récurés à l'eau chaude.
Adamsberg se sentit s'endormir. Il se leva, éteignit la télévision, la lumière, et passa sous la douche. Deux bols emplis de café sain, simple, récuré à l'eau chaude. Oui mais alors, si on en était là, ça n'expliquait pas les bottes. Qu'est-ce que foutaient les bottes dans l'histoire, si c'était pour aller du lit à la table et de la table au piano ? Et du piano au lit ? Avec le type récuré à l'eau chaude ?
Adamsberg ferma le robinet, se sécha. Tant qu'il y a des bottes, il y a de l'espoir. Il se frotta les cheveux, se jeta un œil dans la glace. Ça lui arrivait, parfois, de penser à cette fille. Il aimait bien le faire, c'était sans conséquence. C'était comme sortir, partir, pour voir et pour savoir, pour remanier ses pensées, comme on hisse un décor pour le temps d'un spectacle. Le spectacle de « la femme qui marche ». Ensuite, il réintégrait le cours usuel de ses rêveries et il laissait Camille sur la route. Ce soir, le spectacle de « la femme qui s'installe à Saint-Victor avec une espèce de type blond » avait été moins plaisant. Il ne pourrait certainement pas s'endormir en s'imaginant coucher avec elle, ce qui lui arrivait parfois, entre deux affaires amoureuses. Camille lui servait de femme imaginaire, quand la réalité s'essoufflait A présent, le type blond gênait le corps à corps.
Adamsberg s'allongea, ferma les yeux. Cette fille en bottes n'était pas Camille, qui n'avait rien à faire contre un platane de Saint-Victor. Cette fille devait s'appeler Mélanie. Par voie de conséquence, le type taillé pour l'aventure n'avait aucun droit à venir lui emmerder la vie.
VII
Dès l'aube, des petits groupes serrés s'étaient formés sur la place de Saint-Victor. Lawrence avait la veille au soir regagné en hâte le Massif du Mercantour. Prêter main forte, achever le contrôle de la meute, surveiller tous les abords, les défendre contre toute velléité d'incursion. En principe, la battue ne devait s'étendre qu'aux alentours de Saint-Victor. En principe, les chasseurs ne s'aventureraient pas dans le Mercantour. En principe, on tablait sur une bête perdue de vue depuis l'hiver, ou fraîche arrivée des Abruzzes. En principe, les loups des meutes du Parc seraient épargnés. Pour le moment. Mais il n'y avait pas à se tromper sur l'expression des visages, les yeux mi-clos, l'attente silencieuse : c'était la guerre. Les fusils rompus sur les avant-bras ou suspendus à l'épaule, les hommes tournaient crânement sur la place autour de la fontaine. On attendait les consignes de regroupement, plusieurs départs devant avoir lieu simultanément, depuis Saint-Martin, Puygiron, Thorailles, Beauval et Pierrefort. Les hommes de Saint-Victor, aux dernières nouvelles, devaient se joindre à ceux de Saint-Martin.