« Le susdit Colombo vit qu'il ne pouvait rien attendre des Génois et se hâta d'aller trouver le bey d'Espagne pour lui raconter son histoire en détail. On lui répondit comme à Gênes. Mais il sollicita si longtemps les Espagnols que leur bey lui donna finalement deux bateaux, fort bien équipés, et dit : « Ô Colombo, s'il arrive ce que tu dis, je te fais rapudan de cette contrée. » Et ayant dit, le roi envoya Colombo sur la mer Occidentale. »
Pirî Reis passe ensuite au récit que lui a fait le marin de Christophe Colomb qui était devenu son esclave. Inutile de relater tout ce récit, rendant compte de l'étonnement des marins européens devant les sauvages plus qu'à demi nus qu'ils trouvèrent sur les îles où ils mirent d'abord pied. Une mention pourtant essentielle à notre propos : « Les habitants de cette île virent qu'aucun mal ne leur venait de notre bateau ; aussi ils prirent du poisson et nous le portèrent en se servant de leurs canots. Les Espagnols furent très contents et leur donnèrent de la verroterie car Colombo avait lu dans son livre que ces gens aimaient la verroterie. » Ce détail extraordinairement surprenant et qui à notre connaissance n'a pas encore été commenté prend encore plus de relief si l'on se rapporte aux indications portées en légende d'une de ses cartes, où Pirî Reis affirme que le livre en question datait d'Alexandre le Grand : Il est difficile d'affirmer que notre amiral turc eut ce fameux livre en main. En tout cas, il en connaissait certainement la teneur. C'est donc de propos délibéré que Christophe Colomb partit découvrir l'Amérique. Il avait foi dans son précieux livre, l'avenir prouva rapidement qu'il avait raison, mais il borna ses confidences aux notables génois et au roi d'Espagne. Publiquement, il feignit de se ranger à l'opinion commune du temps : la terre étant ronde, en partant vers l'ouest, il semblait que l'on devait fatalement revenir à un moment ou à un autre à son point de départ et rencontrer en cours de route, mais en sens inverse, les pays connus à l'Orient de l'Europe. Des cartographes témoignent de cette croyance générale : on possède ainsi une carte attribuée à un certain Toscanelli et que Christophe Colomb emporta d'ailleurs dans son expédition : on y voit de droite à gauche les rivages européens, puis la « mer Occidentale », et enfin l'île de « Cepanda » (autre forme de « Cipangu », nom sous lequel alors on connaissait le Japon), le pays de « Katay » (la Chine), celui d'India et les îles de l'Asie du sud-est. Il n'y a pas le moindre soupçon d'Amérique dans cette carte ! Cette opinion eut la vie dure et explique que l'on baptisa « Indes occidentales » le Nouveau Monde.
Notre propos n'étant pas la démystification de Christophe Colomb, nous ne nous étendrons pas sur ses prédécesseurs qui auraient retrouvé, eux aussi, l'Amérique, mais sans se rendre compte de l'importance du fait et sans chercher à approfondir la question. Les Vikings sont les plus connus, nous y reviendrons tout à l'heure. Mais Pirî Reis en cite d'autres, saluons-les au passage : Savobrandan (devenu saint Brandan), le Portugais Nicola Giuvan, un autre Portugais, Anton le Génois, etc.
Avant même que la carte du monde eût été retrouvée, on eût pourtant dû faire bien plus crédit à Pirî Reis. Dans son livre, il répète à maintes reprises : « Il n'y a rien dans ce livre qui ne soit basé sur des faits. » Les deux cent quinze cartes que comporte au total le Bahriye pouvaient bien permettre de vérifier ses dires. Il ajoute « La plus petite erreur rend une carte marine inutilisable. » C'est un marin qui parle, ne l'oublions pas, et qui sait les traîtrises et les servitudes de la mer. Gardons présente à l'esprit cette remarque en abordant ses cartes du monde.
De ces cartes, on ne possède que des morceaux, au total l'Atlantique et ses rivages américains, européens, africains, arctiques et antarctiques. Elles sont sur parchemin en couleur, enluminées et enrichies de nombreuses illustrations ; portraits des souverains du Portugal, du Maroc et de Guinée, en Afrique un éléphant et une autruche, en Amérique du Sud des lamas et des pumas, dans l'Océan et le long des côtes des bateaux, – dans les îles des oiseaux. Les légendes des illustrations sont en turc. Les montagnes sont indiquées par leur profil et les rivières par des lignes épaisses. Les couleurs sont utilisées de façon conventionnelle : les endroits rocheux sont marqués en noir, les eaux sablonneuses et peu profondes avec des points rouges et les écueils non visibles à la surface de la mer par des croix.
Voilà donc ces vénérables parchemins retrouvés en 1929. Les Turcs s'y penchèrent avec précaution et dévotion pensant avec nostalgie à l'époque faste de l'Empire ottoman, ne songeant nullement à étudier plus profondément la question. Des reproductions furent acquises dans le monde par diverses bibliothèques. En 1953, un officier de la marine turque envoya une copie à l'ingénieur en chef du Bureau hydrographique de l'US Navy, lequel alerta un spécialiste en cartes anciennes qu'il connaissait : Arlington H. Mallery.
Et c'est alors que commença véritablement l'« affaire » des cartes de Pirî Reis.
Qui est Arlington H. Mallery ? Ingénieur de formation, il s'était toujours intéressé à la mer et avait servi pendant la Seconde Guerre mondiale dans les Transports de troupes. Lors de sa retraite – il était capitaine –, il consacra ses loisirs à un sujet qui lui tenait à cœur : l'Europe avait découvert l'Amérique avant Christophe Colomb. De patientes recherches linguistiques (pour montrer les emprunts faits par la langue iroquoise à l'ancien norvégien), l'étude exhaustive des sagas scandinaves, des enquêtes archéologiques patiemment menées, le déchiffrage des anciens « portulans » le conduisirent à reconstituer l'épopée viking en Islande, au Groenland, à Terre-Neuve et sur le littoral canadien. Il rendit compte de ses découvertes dans un livre paru en 1951, Lost America, qui, préfacé par Matthew W. Stirling, directeur du bureau d'Ethnologie américaine de la Smithsonian Institution, eut un retentissement considérable. Le capitaine Mallery y défendait la thèse, pièces à l'appui, qu'il avait existé une civilisation du fer en Amérique non seulement avant la conquête européenne, mais peut-être même avant le peuple indien.
Ce n'était pourtant que le début d'une aventure destinée à devenir combien plus exaltante. Quand lui parvinrent les cartes de Pirî Reis, son expérience était déjà considérable en la matière, et, dès le premier coup d'œil sur les documents, il comprit que cette découverte était sans commune mesure avec les précédentes. Arlington H. Mallery eut l'intuition immédiate que ces cartes recelaient un mystère fascinant.
Mais il ne se lança pas à l'aveuglette. Ses travaux antérieurs l'avaient habitué à toujours contacter les autorités techniques les plus indiscutables. Et c'est ce qu'il fit, travaillant avec des cartographes renommés (principalement Mr. I. Walters) ; des scientifiques et des techniciens polaires (dont le R.P. Linehan).
Le premier problème qui se posa fut le déchiffrement même des cartes, c'est-à-dire du système de projection employé – qui paraît étrange au premier examen, c'est du moins l'impression d'un profane. Mais les spécialistes, grâce aux ressources de la trigonométrie moderne, ont pu les décrypter : un explorateur suédois, Nordenskjöld, avait mis dix-huit ans à établir la « traduction » des portulans en langage cartographique moderne. Son travail a servi de base d'abord à Mallery, puis à Charles Hapgood et à ses élèves. Ceux-ci ont effectué des vérifications si précises qu'ils ont pu définir que les cartes de Pirî Reis provenaient d'origines différentes et reconstituer au moins théoriquement le puzzle original. C'est ce travail, constamment vérifié par des mathématiciens, qui prouverait le mieux jusqu'à présent que les cartes de Pirî Reis constituent un problème réel et que les intuitions des premières personnes qui les découvrirent, et notamment Mallery, étaient justes. Les preuves apportées par leur ancienneté sont nombreuses. À signaler par exemple : le lama dessiné sur ces cartes n'était pas connu des Européens de l'époque. Quant aux longitudes, exactement indiquées, même Christophe Colomb ne savait pas les calculer. La première chose à faire, pour comprendre en quoi elles sont exceptionnelles, c'est de les comparer aux autres cartes de l'époque : la différence saute aux yeux immédiatement, même pour ceux qui n'ont pas pâli durant dix-huit ans sur des portulans. Citons-en quelques-unes : la carte de Jean Severs, publiée à Leyde en 1514, exacte pour l'Europe et l'Afrique (à noter en particulier que l'Amérique centrale et l'Amérique du Nord sont confondues). La carte attribuée à Lopa Hamen et publiée en 1519 n'est pas meilleure : les dimensions de l'Amérique sont disproportionnées par rapport à l'Afrique, la distance entre l'Afrique et l'Amérique est largement sous-estimée, la configuration générale du Nouveau Monde est presque méconnaissable.