Une autre carte, dessinée par un Portugais dont on ignore le nom, parut en 1520. L'Amérique s'arrête brusquement au sud du Brésil. Il faut préciser que c'est cette année-là que Magellan entreprit sa circumnavigation autour de l'Amérique et que les résultats de cette exploration n'étaient donc pas encore connus.
Mieux encore : une carte d'Amérique, publiée dans la cosmographie de Sebastian Munster en 1550 – donc presque quarante ans après Pirî Reis – est loin d'être satisfaisante, bien que le Nouveau Monde ait enfin son identité de continent. Nous voilà donc en face de faits précis : les affirmations du Bahriye sont corroborées par les cartes de Pirî Reis. Celui-ci avait incontestablement sur l'Amérique des informations valables, étrangères à celles fournies par Christophe Colomb et précédant celui-ci. Mais précédant de combien ; Toute la question est là.
Il faut maintenant examiner l'interprétation moderne de ces cartes. Nous avons deux thèses en présence : l'américaine et la russe.
Suivons d'abord Mallery, qui eut le mérite de découvrir le mystère, et Hapgood la volonté de le résoudre.
La portion de la carte comprise entre Terre-Neuve et le sud du Brésil, en dehors de son exactitude stupéfiante pour l'époque, ne pose pas de problème de déchiffrement. En ce qui concerne le nord et le sud de la carte, une fois les indications « traduites » en langage cartographique moderne, Mallery se convainquit, d'une part que Pirî Reis avait dessiné les rivages de l'Antarctique, d'autre part que le Groenland et le continent antarctique étaient révélés comme ils se présentaient avant la glaciation des pôles !
Cette hypothèse, à première vue extravagante, ne peut être avancée – avant même d'être discutée, ce que nous ferons tout à l'heure – que si l'on est en mesure de définir plus ou moins précisément la configuration des socles terrestres de l'Arctique et de l'Antarctique sous la couche de glace qui les recouvre actuellement.
Ce n'est que très récemment que l'on a acquis des notions à ce sujet. Des techniques modernes (gravimétrie, sondages sismiques, etc.), d'abord mises au point et expérimentées au Groenland par les expéditions polaires françaises, puis dans l'Antarctique, ont donné lieu à des résultats spectaculaires.
On a d'abord pu mesurer l'épaisseur de la couche de glace : au Groenland, l'épaisseur maximale est de trois mille trois cents mètres ; dans l'Antarctique elle atteint quatre mille cinq cents mètres. Puis on a pu dresser une carte du relief groenlandais avec les altitudes, tel qu'il existe sous cette énorme couche de glace. Un travail similaire fut effectué dans certaines parties de l'Antarctique.
Arlington Mallery avait donc des éléments géographiques modernes auxquels comparer les données des cartes de Pirî Reis. Ses conclusions personnelles, hautement affirmées au forum de l'université de Georgetown, furent formelles : le Groenland tel qu'il était dessiné par l'amiral turc correspondait aux lignes de relief trouvées par les expéditions polaires françaises (qui font état de deux étranglements médians coupant le Groenland). Quant au rivage qui prolonge si longuement celui de l'Amérique du Sud, ce n'était autre que celui de l'Antarctique : Arlington H. Mallery prit la peine de suivre la carte millimètre par millimètre et d'établir chaque fois la comparaison avec les données modernes. Il faut dire qu'il aboutit ainsi à des conclusions pour le moins surprenantes ; par exemple, les îles indiquées par Pirî Reis au large des côtes coïncident avec ce qui apparaît comme des pics montagneux subglaciaires découverts dans la Queen Maud Land par la Norwegian-Swedish-British Antarctic Expedition et dont le relevé fut publié dans le Geographic Journal de juin 1954.
Toujours pour la Queen Maud Land, Mallery, poursuivant ses comparaisons, eut connaissance, entre autres, d'une carte du rivage continental antarctique établie par Peterman en 1954. Les correspondances à son avis étaient parfaites, sauf à un endroit : Pirî Reis indiquait deux baies, Peterman, de la terre ferme. Mallery posa le problème au Service hydrographique. Il avait si bien su alerter les techniciens les plus compétents que les Américains entreprirent des sondages sismiques de vérification à cet endroit. Et c'est la carte de Pirî Reis qui avait raison ! Il n'y a donc pas à s'étonner que lors du Forum précédemment évoqué, l'hypothèse de l'ancienneté des cartes de Pirî Reis ait cessé d'être purement spéculative. « Les travaux effectués à ce jour, dit le R.P. Linehan, prouvent que ces cartes semblent remarquablement exactes. Et, ajoute-t-il par ailleurs, je pense que des recherches sismiques complémentaires, permettant de déterminer l'emplacement respectif de la glace et de la terre ferme, devront prouver que ces cartes sont même encore plus exactes que nous ne le croyons actuellement. »
Mais tout le monde est loin d'être d'accord là-dessus. Les Russes, dont on sait qu'ils participent avec de nombreuses nations occidentales à l'étude du continent antarctique, ont présenté d'autres thèses sur le sujet. En se livrant à leur propre travail de transposition, ils ont conclu que le tracé de Pirî Reis ne correspond pas à l'Antarctique mais à l'extrémité sud de la Patagonie et de la Terre de Feu. Cela n'en pose pas moins un problème, ces régions n'ayant commencé officiellement à être connues qu'à partir de 1520.
D'ailleurs, en Russie même, d'autres opinions ont été émises sur la question. Le professeur L.D. Dolgouchine, de l'institut géographique, a estimé que ces cartes pouvaient représenter l'Antarctique, mais que les informations dont elles font état n'ont pas été recueillies avant la glaciation que, pour sa part, il fait remonter à un million d'années (nous verrons tout à l'heure les thèses actuelles sur ce problème). Le professeur N.Y. Mepert, secrétaire de l'institut d'archéologie, a déclaré « Il faut s'attendre en histoire à des surprises aussi grandes qu'en physique nucléaire. C'est pourquoi il est nécessaire d'étudier ces cartes. »
Dans un sujet si peu conformiste, il faut en tout cas avancer avec circonspection. Le premier point établi, c'est que Pirî Reis possédait sur le continent américain des données antérieures à la « découverte » de Christophe Colomb. On pourrait supposer que ces données proviennent de l'épopée viking, maintenant bien connue et à peu près sortie des limbes médiévaux. Mais les Vikings, si téméraires qu'ils fussent, ne connaissaient qu'une petite partie de l'Amérique du Nord, dont ils ignoraient d'ailleurs qu'elle fût un continent. Une récente trouvaille a fait beaucoup parler d'elle : celle d'une carte découverte en Suisse et datant de 1440. On y voit au large de la Scandinavie, d'abord l'Islande, puis le Grœnland, enfin une île plus vaste, où on croit reconnaître les embouchures du Saint-Laurent et de l'Hudson transformées en baies profondes. La légende porte : Découvertes de Bjarni et de Leif. Précisons que d'après les sagas norvégiennes Bjarni Herjolfson passe pour avoir navigué jusque sur les rivages américains en 986 et Leif Ericsson en 1002.