Les Vikings ne suffisent donc pas à expliquer les cartes de Pirî Reis. Car celles-ci sont corroborées par d'autres faits. Il existe par exemple une autre carte du monde, connue sous le nom de carte de Gloreanus et qui figure à la Bibliothèque de Bonn. Jusqu'à preuve du contraire, elle est datée de 1510. Elle serait donc antérieure à celles de Pirî Reis. Cette carte donne non seulement la configuration exacte de toute la côte atlantique de l'Amérique, du Canada à la Terre de Feu, ce qui est déjà extraordinaire, mais aussi de toute la côte Pacifique, également du nord au sud.
Les données de l'histoire officielle ne permettent guère de résoudre le mystère que pose l'existence de ces cartes. Il faut donc maintenant remonter hardiment la chronologie. Arrêtons-nous d'abord à l'interprétation russe : Pirî Reis aurait dessiné non pas l'Antarctique, mais la Patagonie et la Terre de Feu. On ne les connaissait pas au moment qui nous intéresse. Les Vikings non plus. Le seul peuple navigateur à qui l'on puisse prêter ces connaissances est celui des Phéniciens. Il est établi historiquement qu'ils cabotaient sur toute la côte occidentale européenne. Ont-ils fait plus ? Ont-ils osé affronter l'immensité de l'océan ? Pour le moins, la question reste posée. Il est certain qu'une tradition s'est perpétuée à travers l'Antiquité et le Moyen Âge concernant l'existence d'un continent plus ou moins mythique au-delà de l'océan. Nous avons évoqué le fameux livre prétendument daté d'Alexandre le Grand et dont la lecture lança Christophe Colomb dans sa grande aventure. Des compilateurs grecs parlent d'un continent appelé « Antichtonê » (c'est-à-dire « la terre des antipodes ») ; Saint Isidore de Séville, qui vécut de 560 à 636, passe pour avoir déclaré : « Il y a un autre continent en plus des trois que nous connaissons. Il est au-delà de l'océan et là-bas le soleil est plus chaud que dans nos contrées. » Il y a aussi l'épopée encore bien mal connue des moines bretons partis évangéliser les peuples de ce fameux continent dont ils avaient entendu parler – croisade dramatique et éminemment meurtrière. On sait qu'ils partirent des côtes de Bretagne. L'un de ces bateaux parvint-il jamais en Amérique ?
Il y a des arguments solides en faveur de l'hypothèse phénicienne et notamment le fait que l'on découvre en Amérique du Sud, et même du Nord, des vestiges à caractéristiques méditerranéennes : la dernière en date a été faite par un Hollandais, le professeur Stolks. Ces découvertes sont en général très controversées. L'idée que les Phéniciens aient été capables de traversées océaniques n'a rien de fantastique en soi. Leur marine, tant marchande que de guerre, leur eût permis cet exploit. Ce qui est plus difficile à imaginer, c'est la raison pour laquelle ils auraient gardé le secret sur leurs découvertes. Mais la puissance de leur très petit pays était uniquement basée sur leur marine et la connaissance secrète de lieux d'approvisionnements eût constitué un atout intéressant. Puis le secret se serait plus ou moins perdu au fil de l'Histoire. On peut penser à ce propos aux Vikings : quelques siècles après leurs expéditions maritimes, il a bien fallu « redécouvrir » le Groenland, Terre-Neuve et le Canada. De tels secrets corporatifs sont faciles à garder et encore plus à perdre.
Abordons maintenant l'hypothèse Mallery : héritier d'une longue lignée de traditions secrètes, Pirî Reis aurait eu connaissance de données géographiques datant d'avant la glaciation en ce qui concerne le Groenland et l'Antarctique. Une première question se pose : de quand date cette glaciation ? L'Année géophysique internationale a donné, entre autres, une vive impulsion à ces recherches. En 1957, les travaux convergents du Dr J.L. Hough, de l'université de l'Illinois, par sondage, et du Dr W.D. Hurry des laboratoires de géophysique de l'institut Carnegie, à Washington, par la méthode du radiocarbone, commencèrent à délimiter le problème : la période de glaciation actuelle des pôles a commencé depuis six mille ou quinze mille ans. La marge d'incertitude a été largement réduite depuis. Les spécialistes (et notamment Claude Lorius, chef glaciologue des expéditions polaires françaises) fixent le début de la période glaciaire de neuf à dix mille ans. Ils s'accordent en outre sur le fait qu'une période de déglaciation vient de commencer. Il semble donc possible qu'il y a dix millénaires environ le Groenland et l'Antarctique avaient la configuration qu'on leur voit sur les cartes de Pirî Reis. Leur relief s'élevait librement, une partie des terres actuellement sous la glace ou immergées était encore visible.
On pourrait conclure, semble-t-il, que les connaissances ayant servi à l'établissement de ces cartes datent d'il y a dix mille ans.
La conclusion est inévitable après tout ce que nous venons de dire, mais elle contredit toutes les théories classiques actuelles sur l'histoire de la civilisation et doit être prise avec une très grande prudence. Que disent les manuels de préhistoire ? Il y a dix mille ans régnait (si l'on peut dire) l'homme de Cro-Magnon, auquel on attribue les peintures de Lascaux, mais qui ne connaissait ni le travail des métaux, ni la culture de la terre, ni la domestication des animaux.
Or, des cartes de Pirî Reis, leur plus intime spécialiste, Arlington H. Mallery, dit : « À l'époque où la carte a été faite, il ne fallait pas seulement qu'il y ait des explorateurs, mais aussi des techniciens en hydrographie particulièrement compétents et organisés, car on ne peut pas dessiner la carte de continents ou de territoires aussi grands que l'Antarctique, que le Groenland ou que l'Amérique, comme apparemment elle a été faite il y a quelques millénaires, si l'on est un simple individu ou même un petit groupe d'explorateurs. Il y faut des techniciens expérimentés familiers de l'astronomie, aussi bien que des méthodes nécessaires de levée des cartes. »
Arlington Mallery va même plus loin. Il dit : « Nous ne comprenons pas comment ces cartes ont pu être dressées sans le secours de l'aviation. En outre, les longitudes sont absolument exactes – ce que nous ne savons faire nous-mêmes que depuis à peine deux siècles. »
Il faudrait donc procéder à une « révision déchirante » de nos concepts concernant l'histoire de l'humanité. Quelles conjectures peut-on faire sur une civilisation développée qui aurait donc existé il y a quelque dix millénaires ?
Pour sa part, Arlington H. Mallery, spécialiste de l'Amérique précolombienne, ayant à son actif dans ce domaine de remarquables découvertes, était à la recherche d'une grande civilisation disparue qui aurait existé sur le continent américain. Il a pu présenter un dossier dont quelques pièces sont troublantes, et notamment des hauts fourneaux à traiter le fer, sur la datation desquels les spécialistes sont très divisés, et des pierres portant des inscriptions. Cette découverte fut faite en Pennsylvanie à l'est d'Harrisburg, chez les frères Strong. Les spécialistes que Mallery interrogea, Sir W.M. Petrie, Sir Arthur J. Evans, J.L. Myres, trouvèrent à ces inscriptions des ressemblances, soit phéniciennes, soit crétoises. Quoi qu'il en soit, ces inscriptions paraissent représenter un état antérieur aux premières écritures méditerranéennes, en ce sens que l'alphabétisation est déjà commencée, mais que cette écriture qui n'est plus réellement syllabique, comporte encore cent soixante-dix signes. Actuellement, elle n'est pas encore déchiffrée.