Aurélius dépêcha une armée. Les soldats ne purent déplacer les blocs et voler le Ballet des Géants. Alors Merlin prononça des formules magiques et les pierres s'allégèrent, furent aisément halées jusqu'à la côte, embarquées et amenées jusqu'à Stonehenge, sur le plateau de Salisbury, « où elles demeureront éternellement ».
Telle est, dans la fantaisiste et merveilleuse Histoire des rois de Bretagne, de Geoffroi de Monmouth, qui date de 1140, la première mention de cet ensemble de grès et de calcaire qui constitue, entre Galles et Cornouailles, le plus étonnant de tous les monuments mégalithiques. Durant cinq siècles, on accepta la légende de Geoffroi de Monmouth. En 1620, le roi Jacques 1er envoya l'architecte Inigo Jones examiner Stonehenge, qui conclut à un temple romain. Samuel Pepys note dans son Journal que ces pierres « valaient bien le déplacement ». Et il ajoute : « Dieu sait à quoi elles pouvaient servir ! »
Le premier chercheur fut John Aubrey, à qui l'on doit des potins sur la vie privée de Shakespeare, antiquomane et voleur distingué de vestiges précieux. Il fit les premières découvertes topologiques, remarqua les alignements de trous et les cercles concentriques de pierres levées. Pour Aubrey, Stonehenge est d'origine druidique. Ce fut aussi la conclusion, un siècle plus tard, d'un autre antiquomane, le Dr Stukeley, ami de jeunesse d'Isaac Newton.
Les fouilles systématiques commencèrent en 1801, Cunnington creusa sous la Pierre du Sacrifice, ne trouva rien, et plaça une bouteille de porto à l'intention des archéologues futurs. Cent ans plus tard exactement, le professeur Gowland découvrait, sous la couche romaine, quatre-vingts haches et marteaux de pierre, attestant l'origine plusieurs fois millénaire du Ballet des Géants. En 1950, le carbone 14 permettait de dater les trous d'Aubrey : 1848 avant J.-C. Quelle est cette construction complexe du néolithique ? À quoi pouvait-elle servir ? comme se le demandait Samuel Pepys.
Le plan complet, reconstitué par les archéologues, révèle, à travers les ruines et le désordre accumulé par les siècles, une structure rigoureuse :
Une circonférence de cent quinze mètres de diamètre, délimitée par un fossé bordé de deux talus, l'un intérieur, l'autre extérieur, et ne comportant qu'un passage pour l'entrée. Presque immédiatement concentrique, un cercle de cinquante-six trous dits « trous d'Aubrey ». Inscrit dans ce cercle et perpendiculaire à l'entrée, un rectangle délimité aux quatre angles par des pierres dont il ne subsiste que deux. Un cercle de trente et un mètres de diamètre, comportant trente pierres de vingt-cinq tonnes chacune, reliées les unes aux autres par des linteaux, formant donc une suite continue de dolmens. Un cercle de cinquante-neuf pierres, un fer à cheval, orienté vers l'entrée, de dix blocs, pesant chacun une cinquantaine de tonnes, reliés deux à deux par des linteaux horizontaux, ce qui forme donc cinq dolmens. Un fer à cheval de dix-neuf pierres, trois monolithes ou menhirs, l'un au centre, l'autre à l'entrée, le dernier à l'extérieur du fossé et placé au milieu de l'avenue d'accès.
Enfin, pratiquement invisibles sur le terrain et en partie conjecturaux, entre les trous d'Aubrey et les trente pierres de vingt-cinq tonnes, deux cercles comportant, l'un trente trous, l'autre vingt-neuf.
Gerald S. Hawkins, professeur d'astronomie à l'université de Boston, est d'origine anglaise. Il revint au pays voici quelques années, affecté à une base expérimentale de missiles, dans le sud-ouest anglais, à Larkill. C'est à côté de Stonehenge. Il visita, comme les trois cent mille touristes annuels. On lui expliqua que le matin du solstice d'été, si l'on se place au milieu du monument, on voit le Soleil se lever au-dessus d'une des pierres placées à l'écart, la Heel Stone. Il vérifia de ses propres yeux. Puis il commença de se poser des questions. Et cet astronome se fit archéologue. Fred Hoyle devait, par la suite, vérifier les calculs de Hawkins qui, dans un ouvrage paru à New York en 1965, confirmait sa première intuition : ces alignements constituent un observatoire astronomique complexe.
Un premier examen le convainquit qu'il y avait une bonne centaine d'alignements possibles. Comment repérer ceux qui étaient significatifs ? Un tel décryptage eût pris des mois. Hawkins s'assura le concours d'un ordinateur, affectueusement baptisé « Oscar », à qui il fournit, d'une part les alignements possibles de Stonehenge, d'autre part les positions clés (levers, couchers, culminations, etc.) des principaux corps célestes, Soleil, Lune, planètes, étoiles.
Oscar se mit donc à signaler ce qu'il voyait dans le ciel, tel mois, tel jour, à telle heure, entre tel et tel mégalithe. Le résultat fut surprenant.
Si les planètes et les étoiles étaient complètement dédaignées, Stonehenge permettait en revanche de repérer toutes les positions significatives de la Lune et du Soleil et de suivre leurs variations saisonnières. Les graphiques et les tableaux établis par Hawkins ne laissent aucun doute. Oscar venait d'expliquer à quoi servaient les mégalithes. Mais il n'y a pas que des mégalithes à Stonehenge : ses constructeurs ont élevé des pierres, ils ont aussi creusé le sol. Cinquante-six trous d'Aubrey. Trente trous. Vingt-neuf trous, cinquante-six, trente, vingt-neuf… À quoi pouvaient bien correspondre ces chiffres ? Une fois le problème posé, les données étaient assez simples : les hommes de Stonehenge semblent n'avoir consacré leur attention qu'au Soleil et à la Lune. Les levers, les couchers, les culminations de chacun de ces astres sont certes dignes d'intérêt. Mais bien plus encore, certainement, ces événements spectaculaires où le Soleil et la Lune se rencontrent : les éclipses. L'astronomie moderne se consacre moins à l'observation des rythmes qu'à la physiologie des mécanismes. Mais Hawkins se souvint de l'« année métonique ». L'astronome grec Méton remarqua que tous les dix-neuf ans, la pleine lune retombait aux mêmes dates du calendrier solaire, les éclipses obéissant au même cycle. En fait, il ne s'agit pas exactement de dix-neuf ans, mais de dix-huit années soixante et une – ce qui doit être aménagé pour être inclus dans un calendrier régulier (comme nous le faisons par exemple avec notre journée supplémentaire des années bissextiles). En arrondissant toujours à dix-huit ou à dix-neuf, l'erreur fût apparue trop rapidement. Mais en formant un plus grand cycle à partir de ce petit cycle métonique aménagé tantôt à dix-huit, tantôt à dix-neuf, on obtient une exactitude valable pendant des siècles. L'approximation la plus satisfaisante, le calcul le montre rapidement, est un grand cycle 19 + 19 + 18. Calculez. On obtient cinquante-six. Le nombre même des trous d'Aubrey. (Signalons en passant que le nombre cinquante-six, que l'on voit ainsi apparaître pour la première fois dans l'histoire de l'humanité à cette occasion, est le nombre de l'alchimie, la masse de l'isotope stable du fer.) Hawkins, non content de découvrir ce fait, imagina que le cercle d'Aubrey, associé aux mégalithes, pouvait alors permettre la prévision des éclipses. Les dates des éclipses ayant eu lieu à l'époque de la construction de Stonehenge furent calculées. Oscar fut de nouveau mis à contribution. Conclusion positive encore une fois : un système de pierres déplacées au long du cercle d'Aubrey devait permettre de prévoir les années à éclipses. Et les jours ? Le mois lunaire est de vingt-neuf jours cinquante-trois. Deux mois lunaires forment donc un compte rond de jours : cinquante-neuf. On retrouve les trente trous et les vingt-neuf trous. On retrouve aussi un autre cercle non encore cité parce que presque entièrement conjectural, qui aurait peut-être comporté cinquante-neuf pierres bleues… Hawkins, spéculant sur les cinquante-six trous d'Aubrey, les trente trous, les vingt-neuf trous et la Heel Stone (c'est sur ce menhir que toutes les observations doivent être faites), est arrivé non seulement à retrouver les dates exactes des éclipses survenues à l'époque de la construction, mais aussi à calculer par exemple la date de notre fête mobile de Pâques, survivance chrétienne, comme on le sait, d'une ancienne tradition païenne. Stonehenge est donc bien un observatoire et un calendrier.