Dans son ouvrage sur Le Langage, cet inconnu, Julia Joyaux rapporte cette légende mélanésienne sur l'origine du langage et sa liaison avec le corps viscéral : « Le dieu Gomawe se promenait quand il rencontra deux personnages qui ne pouvaient répondre à ses questions ni même s'exprimer. Jugeant que c'était parce qu'ils avaient le corps vide, il s'en alla capturer deux rats dont il arracha les entrailles. De retour auprès des deux hommes, il leur ouvrit le ventre et y logea les intestins, le cœur et le foie des rats. Les deux hommes se mirent aussitôt à parler. » « Quel est ton ventre ? » signifie : « Quelle est ta langue ? »
Deux idées sont à retenir : la première, que le langage est conçu, dans son expression à travers l'homme, comme une réalité matérielle et que jeter un mot est un acte aussi transformateur que jeter une flèche ou une pierre. La seconde, que le verbe-pensée préexiste au langage viscère, qu'il y a une parole primordiale de Dieu. De sorte que pour les Bambara, par exemple, l'homme aphone remonte à l'âge d'or de l'humanité. Ce qui ne signifie pas, dans cette conception, absence de langage, mais connaissance et communication sans substrat sensible.
Enfin, nous constatons chez nombre de « primitifs » des théories extrêmement raffinées et détaillées des corrélats graphiques de la parole. On retrouve dans des civilisations disparues des systèmes graphiques qui témoignent d'une réflexion subtile sur le langage, d'une distance entre le signe et la chose représentée qui suppose une symbolique hautement élaborée. L'écriture maya, encore indéchiffrée, semble avoir été propre aux prêtres, liée aux cultes et à toute une science reposant sur une conception cyclique du temps, l'ensemble (hiéroglyphique ou alphabétique ?) formant, selon J.E. Tompson, une « symphonie du temps ». Dans l'écriture énigmatique de l'île de Pâques, Alfred Métraux voit une série d'aide-mémoire pour les chantres. Barthel constate que les cent vingt signes de ce système scriptural produisent de mille cinq cent à deux mille combinaisons. Et parmi ces signes (personnages, têtes, bras, animaux, objets, plantes, dessins géométriques) quelques-uns sont des images : la femme est exprimée par une fleur ; un personnage mangeant représente une récitation de poème : comble de la réflexion sur les fonctions esthétiques, magiques, religieuses, recréatrices, du langage. Le processus d'élaboration et de classification des quatre étapes de l'écriture des Dogon est aussi un confondant exemple de la conscience subtile du langage différencié.
« Cette participation du langage au monde, à la nature, au corps, à la société – dont il est pourtant pratiquement différencié – et à leur systématisation complexe, constitue peut-être, écrit Julia Joyaux, le trait fondamental de la conception du langage dans les sociétés dites “primitives”… »
Ce qui revient à dire que la linguistique des précivilisés est une linguistique de haute civilisation.
Et, maintenant, se pose la question. Stonehenge, comme d'autres monuments mégalithiques, fut une construction complexe, une expression et un instrument de connaissances mathématiques et cosmogoniques, le témoignage d'une culture. Dans ce cas, quel fut le langage de cette culture et peut-on supposer que celle-ci fut sans écriture, sans corrélat graphique alors qu'elle nous laisse un si évident vestige de corrélat architectonique ? Sans même poser la question sur un plan général, la simple considération des nécessités techniques nous oblige à envisager l'idée d'une écriture. Car enfin, comment effectuer des calculs si importants, comment conduire des opérations de transport, sur des centaines de kilomètres, d'un matériel colossal et de troupes innombrables d'ouvriers, comment organiser des chantiers énormes, sans aucune sorte d'écriture ?
Pourquoi n'avons-nous aucun reste ? Au cours des siècles, dans la grande indifférence des habitants de ces régions, des traces ont pu être anéanties. Atkinson suppose que les instructeurs-constructeurs vinrent de Crète. Usaient-ils, pour fixer des signes, d'un matériau périssable ? Mais l'écriture sur tablette d'argile est alors connue et les maîtres d'œuvre ont à leur disposition abondance de bois et de pierre. Faut-il plutôt imaginer, comme la tradition Bambara le dit : « Que l'homme aphone remonte à l'âge d'or de l'humanité » et que les constructeurs, appartenant à quelque prêtrise, initiés et techniciens à la fois, se livraient à de muettes opérations mentales qu'ils communiquaient par quelque moyen télépathique ? Ou encore, qu'ils procédaient à des enregistrements subtils de la pensée, sur des matières organiques ou sur des cristaux spécialement préparés ? Ou enfin – en correspondance avec ce que nous savons des tabous du langage dans le monde ancien –, que les maîtres gardèrent secrètes les paroles et invisibles au commun les signes nécessaires à l'édification et au fonctionnement de ces colossales machines-temples ?
Mais, pour les travaux d'exécution, il fallait bien, sans doute, utiliser des signes, toute une écriture secondaire – si la langue et l'écriture de maîtrise furent cachées –, toute une écriture visible qui s'est perdue. Si elle exista, elle fut peut-être instaurée par les architectes comme une simple nécessité d'intendance, un produit inférieur de la connaissance secrète, celle-ci sans véhicule apparent de communication.
Bernard Shaw, dans une de ses pièces, met en scène César. La bibliothèque d'Alexandrie est en flammes. C'est, dit un personnage, la mémoire de l'humanité qui va disparaître. « Laisse brûler, répond César, c'est une mémoire pleine d'infamie. » Le maître du monde n'exprime pas ainsi du mépris pour la connaissance, mais la pensée des Anciens pour qui le langage écrit n'est qu'un succédané du vrai savoir enregistré dans les régions supérieures de l'esprit, déposé dans la silencieuse mémoire des initiés. Platon, dans le Timée, déclare : « C'est une rude tâche que de découvrir l'auteur et le père de cet univers, et une fois qu'on l'a découvert, il est impossible de le faire connaître à tous les hommes. » Dans le Phèdre, il rapporte une fable égyptienne contre l'écriture dont l'usage déshabitue les hommes d'exercer leur mémoire et les oblige à dépendre des signes. Les livres, dit-il, « ressemblent aux portraits qui paraissent vivants mais sont incapables de répondre un mot aux questions qu'on leur pose ». Clément d'Alexandrie assure : « Écrire tout un livre, c'est laisser une épée aux mains d'un enfant. » Cette idée fondamentale de la haute Antiquité se retrouve, comme le remarque Jorge Luis Borges, dans le texte évangélique : « N'offrez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les porcs, de crainte qu'ils ne les foulent aux pieds, et ne se tournent contre vous pour vous mettre en pièces. » Cette maxime est de Jésus, le plus grand maître de l'enseignement oral, qui écrivit une seule fois des paroles sur le sol, qu'aucun homme n'a lues.