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« Chez les Cafres, il est défendu aux femmes de prononcer le nom de leur mari et du beau-père, de même que tout mot qui leur ressemble. Cela entraîne une modification du langage des femmes telle qu'elles parlent en fait une langue distincte. Frazer rappelle à ce sujet que, dans l'Antiquité, les femmes ioniennes n'appelaient jamais leur mari par son nom, et que nul ne devait nommer un père ou une fille pendant qu'on observait à Rome les rites de Cérès.

« Les noms des morts sont aussi sous les lois du tabou. De telles coutumes étaient observées par les Albanais du Caucase, et Frazer les remarque aussi chez les aborigènes d'Australie. Dans la langue des Abipones du Paraguay, on introduit des mots nouveaux chaque année, car on supprime par proclamation tous les mots qui ressemblent aux noms des morts, et on les remplace par d'autres. On comprend que de tels procédés liquident la possibilité d'un récit ou d'une histoire : la langue n'est plus le dépôt du passé, elle se transforme avec le cours réel du temps.

« Les tabous concernent également les noms des rois, des personnages sacrés, les noms des dieux mais aussi d'un grand nombre de noms communs. Il s'agit surtout de noms d'animaux ou de plantes considérés comme dangereux, et dont la prononciation équivaudrait à invoquer le danger lui-même. Ainsi dans les langues slaves le mot qui signifie “ours ” a été remplacé par un mot plus “anodin”, dont la racine est “miel”, et donne par exemple “med'ved” en russe, de “med” : miel. L'ours maléfique est remplacé par quelque chose d'euphorique.

« Ces prohibitions semblent aller de soi avec des “impossibilités” naturelles, et peuvent être levées ou expiées par certaines cérémonies. Plusieurs pratiques magiques sont fondées sur la croyance que les mots possèdent une réalité concrète et agissante, et il suffit de les prononcer pour que leur action s'exerce. Telle est la base de plusieurs prières ou formules magiques qui “portent” guérison ; pluie sur les champs, récolte abondante, etc. »

Nous autres, « civilisés », avons établi une dichotomie entre esprit et matière, réel et langage, et notre conception générale dualiste nous invite à considérer le langage comme une fonction séparée, la linguistique comme une science distincte, le « fait linguistique » comme relevant d'une approche purement formelle, abstraite. Un linguiste comme Boas pousse cette vision isolante jusqu'à nier un rapport entre le langage d'une tribu et sa culture. Or, non seulement il y a, comme l'estime Malinowsky, relation entre le langage et le contexte culturel et social, mais il y a peut-être relation, dans « la magie qui fonctionne », entre le mot, le souffle, le son, la posture, le moment, le lieu, la disposition de l'assemblée au cours de laquelle il est prononcé, avec accompagnement rythmique, et l'action effective entreprise. Nous ne savons pas encore grand-chose des vertus du son, dont nous entretiennent les civilisations magiques et spirituelles. Nous n'avons pas encore systématiquement étudié le souffle et son articulation comme « machine », moyen d'action sur le psychisme, sur la nature. Il se peut que la linguistique, au sens moderne de cette discipline, soit une science des écorces, et qu'il y ait une science de la pulpe, que nous découvrirons ou redécouvrirons peut-être un jour.

L'idée qu'il existe des « maîtres-mots », qui seraient des clés du réel, s'exprime à des degrés divers dans les mentalités « primitives » et dans les métaphysiques du courant gnostique. Chaque chose, chaque être, a son nom mystérieux inscrit au répertoire de la connaissance absolue Dieu a nommé sa création, dans un langage que les élus seront appelés à re-connaître. « Bien peu de gens, dit le gnostique, peuvent posséder cette connaissance, un entre mille, deux entre dix mille » (Basilide ; Irénée, Adversus haereses, I, 24, 6). Simon le Magicien commence ainsi sa grande « Révélation » (Apophasis) : « Ceci est l'écrit de la révélation de la Voix et du Nom, venant de la Pensée et de la grande Puissance infinie. C'est pourquoi il sera scellé, caché, enveloppé dans la demeure en laquelle la racine du Tout a ses fondements. »

Il y aurait donc, selon les Anciens, un langage révélé, dans lequel les noms ne seraient pas le symbole véhiculaire des choses, mais l'expression et la réalité de la structure ultime des choses. Et nos langues ne seraient que le souvenir estompé de ce langage originel divin. Parfois, un mot paraît encore rattaché par quelque lien ténu à sa racine divine. Son ambivalence éclairante, ou son complexe contenu numérique, semble évoquer son rattachement à quelque encyclopédie des vérités primordiales. Ainsi, le mot phôs, en grec, signifie, selon l'accentuation, homme ou lumière. Ainsi, dans les sectes gnostiques chrétiennes de l'empire romain, on utilisait comme signe de reconnaissance des gemmes portant gravé le mot magique Abraxas, ou Abrasax. Et, comme le note Serge Hutin (Les Gnostiques), « en additionnant les valeurs numériques respectives des lettres grecques de ce mot, puisqu'en grec ancien les chiffres se représentaient par des lettres, on obtient trois cent soixante-cinq, qui est aussi la valeur de Mithra et qui correspond à la fois au nombre de cercles que le Soleil paraît décrire et à la croyance, chez les Basilidiens, qu'il existe trois cent soixante-cinq cieux ou univers ». Tout mot, dans la « vraie langue », serait savoir et magie, c'est-à-dire révélation de la structure de la chose nommée et puissance absolue sur cette chose, réservoir de ses significations ultimes dans leur correspondance avec l'harmonie universelle.

Dans son célèbre ouvrage Le Mystère des cathédrales, Fulcanelli, montrant que les grands édifices religieux du Moyen Âge sont, en réalité, des livres de pierre qui enseignent la science alchimique et contiennent « la même vérité positive, le même fond scientifique que les pyramides d'Égypte, les temples de la Grèce, les catacombes romaines, les basiliques byzantines », propose une interprétation de l'expression « art gothique ». Cette interprétation fait appel à l'existence d'une grande langue originelle. Il faut, dit-il, rechercher l'explication dans l'origine cabalistique du mot, plutôt que dans sa racine littérale. En d'autres termes, il y a une linguistique ésotérique qui est la véritable linguistique structuraliste :

« Quelques auteurs perspicaces, frappés de la similitude qui existe entre gothique et géotique, ont pensé qu'il devait y avoir un rapport étroit entre l'art gothique et l'art géotique, ou magique.

« Pour nous, art gothique n'est qu'une déformation orthographique du mot argotique, dont l'homophonie est parfaite, conformément à la loi phonétique qui régit, dans toutes les langues, et sans tenir aucun compte de l'orthographe, la cabale traditionnelle. La cathédrale est une œuvre d'art goth, ou d'argot. Or, les dictionnaires définissent l'argot comme étant « un langage particulier à tous les individus qui ont intérêt à se communiquer leurs pensées sans être compris de ceux qui les entourent ». C'est donc bien une cabale parlée. Les argotiers, ceux qui utilisent ce langage, sont des descendants hermétiques des argonautes, lesquels montaient le navire Argo, parlaient la langue argotique, en voguant vers les rives fortunées de Colches pour y conquérir la fameuse toison d'Or […].