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La clé des systèmes magiques, et celle de la grande langue, est-elle chez un antiquaire américain ? Cette absurde question, dans le ton du journalisme à sensation, a pourtant quelque intérêt.

David Kahn, l'un des plus grands spécialistes américains de la cryptographie, écrit : « Le manuscrit Voynitch est peut-être une bombe placée sous notre connaissance, et qui explosera le jour où le déchiffrement aura été réussi. » Ce manuscrit est en vente chez Hans P. Kraus, à New York, pour cent soixante mille dollars. Il se présente comme un manuscrit enluminé du Moyen Âge. Le nombre de pages est de deux cent quatre. D'après les numérotations, vingt-huit manqueraient. La rédaction en est attribuée à Roger Bacon. Il s'agit soit d'une langue inconnue, soit, plus probablement, d'un code. Vers 1580, le duc de Northumberland, qui avait pillé un nombre fort estimable de monastères, le remit au magicien John Dee qui, après un examen sur lequel on ne sait rien, l'offrit à l'empereur Rudolphe II, alchimiste, astronome, protecteur de Tycho Brahé et de Kepler. Puis le manuscrit parvint au recteur de l'université de Prague, Marci, au XVIIe siècle. Une lettre du 19 août 1666 accompagne l'envoi à Athanase Kirscher dont les efforts furent vains. Après son échec, Kirscher déposa le manuscrit auprès de l'ordre jésuite. En 1912, l'antiquaire Wilfred Voynitch l'achetait à l'université jésuite de Mondragone Frascatie, en Italie, et distribuait des copies dans le monde entier. On crut trouver dans les enluminures des nébuleuses spirales, des plantes inconnues et le ciel autour d'Aldébaran et des Hyades. En 1921, William Newbold, doyen de l'université de Pennsylvanie, conseil du centre d'espionnage américain en matière de cryptographie, estima avoir déchiffré une partie du manuscrit, quelques pages du début. Ensuite le code change. Pour Newbold, Bacon aurait disposé de connaissances dépassant les nôtres, mais sa traduction est maintenant contestée. Newbold est mort en 1926, Voynitch en 1930, sa femme en 1960, et les héritiers cédèrent l'indéchiffrable manuscrit à Kraus, qui attend l'offre de quelque fondation.

Toutes les hypothèses sont permises. Le pessimiste se souviendra du fameux papyrus Rhind, datant de 1800 avant J.-C., qui annonce « la connaissance complète de toutes choses, l'explication de tout ce qui existe, la révélation de tous les secrets », et ne contient que la théorie des fractions et son application à la paie des ouvriers sur un chantier. L'optimiste songera que Roger Bacon n'était pas homme à coder secrètement des insignifiances. Ou bien le manuscrit Voynitch n'apporte que des recettes dépassées, ou bien il est une clé et bouleversera un jour, comme l'imagine David Kahn, l'histoire des connaissances.

Ce bouleversement est d'ailleurs en cours, notamment dans l'étude des mathématiques antiques. Même un homme comme Van der Waerden, l'une des plus hautes autorités dans ce domaine, ne rejette pas l'hypothèse d'une science ancienne dont seraient issues à la fois les connaissances babylonienne, égyptienne et chinoise.

« Il n'est pas possible de prouver le bien-fondé de telles hypothèses qui sont d'ailleurs inutiles à notre travail », dit-il. Il ajoute cependant : « L'histoire des mathématiques grecques meurt soudainement, comme une chandelle qu'on souffle. Combien d'autres sciences élevées sont-elles mortes ainsi subitement, et pourquoi ? »

Il est évident que la découverte des mathématiques supérieures prouverait l'existence de hautes civilisations éteintes, elles aussi, « comme une chandelle qu'on souffle », et jetterait une vive lumière sur la grande langue. Cependant, les mathématiques élevées exigent une structure mentale particulière. Les nombres et les calculs n'apparaissent pas. Leur rapport avec le monde réel est insaisissable. S'il en existe quelques traces dans les documents à notre disposition, elles ne sauraient être repérées que par des mathématiciens dont le violon d'Ingres serait l'archéologie, ou par des équipes pluridisciplinaires encore loin d'être systématiquement constituées. Naturellement, nous sommes, nous, des optimistes. Notre grande joie serait de voir éclater des bombes comme celle dont rêve Kahn. Et, sans préjuger de rien, nous attendons de tous côtés : devant le portail de Notre-Dame, parmi les mégalithes, dans les ruines de Babylone, et même chez Kraus, à New York…

Une dernière piste pourrait conduire à la grande langue : l'inconscient collectif de l'espèce humaine. Dans les étranges langages que les enfants inventent parfois, dans les langues inconnues que fait, en certains cas, apparaître l'hypnose profonde, est-ce l'écho de cette « langue des oiseaux, mère et doyenne de toutes », qui monte du fond des âges ?

Il y a trente ans, je visitais le gouffre de Padirac. Le nautonier paysan qui nous emmenait sur l'eau obscure eut ce mot merveilleux : « Cette rivière, elle est tellement inconnue qu'on ne sait même pas son nom… » Il exprimait par-là, avec naïveté, deux certitudes profondes qui hantent nos âmes : à savoir que les choses n'existent pour nous réellement qu'une fois nommées, et qu'il y a un nom, de toute éternité, qui correspond à chaque chose, la contient et l'exprime entièrement.

« L'homme, écrit Chesterton, sait que l'âme a des nuances plus miraculeuses, plus innombrables, plus indicibles encore que les teintes d'une forêt d'automne. Comment croire que toutes ces réalités, dans leurs tons et leurs demi-tons, dans leurs fusions et leurs correspondances subtiles, peuvent être avec exactitude exprimées par un système arbitraire de grognements et de gémissements ? Un commis d'agent de change peut-il réellement sortir de ses lèvres tous les bruits qui rendent compte des mystères de la mémoire et des agonies du désir ?

« Non, non, pense l'homme, toute langue est insuffisante, toute langue n'est peut-être que dégénérescence du temps sacré où Adam « nomma les choses ». Cette pensée est-elle nostalgie, ou constat d'une éternelle insuffisance ? Avons-nous inventé le mythe d'une grande langue pour endormir nos angoisses de l'inexprimable ?

« Cependant, avec persistance, la tradition s'y réfère, et les sectes gnostiques, par exemple, assurent détenir la vérité de livres dont l'origine est allogène, étrangère et supérieure à ce monde. L'explicit du Livre sacré du grand Esprit invisible s'ouvre par ces mots solennels :

« “C'est ici le livre qu'a écrit le grand Seth (l'un des fils d'Adam). Il l'a déposé dans des montagnes élevées… Ce livre, le grand Seth l'a écrit dans des écritures de cent trente années. Il l'a déposé dans la montagne appelée Charax, afin que, dans les derniers temps et les derniers instants, il soit manifesté.” »

III. À LA RECHERCHE D'UNE ÉCRITURE DE L'ABSOLU

Le « collège invisible » de John Wilkins. – La première société scientifique. – Luna est-il plus expressif que moon ?– La langue universelle de Wilkins. – Tout l'univers dans des lettres. – Le Marché céleste des connaissances bénévoles. – Une idée à reprendre. – Le mythe d'une écriture sainte. – Notre inscription à l'annuaire du téléphone galactique. – Le langage accéléré de Heinlein et le Lincos de Freudenthal. – Pour un message terrien. – Le Verbe et la structure absolue. – De l'utilité de jouer avec le feu.