Выбрать главу

Cette grande idée habitait sans doute Wilkins, quoiqu'il eût l'ambition plus modeste, mais déjà folle, de nous doter d'une écriture qui véhicule la connaissance de chaque chose nommée dans ses rapports avec notre connaissance provisoire de l'univers.

Une telle tentative se heurte, évidemment, à la difficulté de répartir tous les éléments de notre univers en classes. Elle dépend donc de l'idée que nous nous faisons du monde en un temps donné, et cette classification ne peut être qu'arbitraire et conjecturale. Une antique encyclopédie chinoise, Le Marché céleste des connaissances bénévoles, répartit les animaux comme suit : appartenant à l'empereur, apprivoisés, qui s'agitent comme des fous, dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, qui viennent de casser la cruche, qui de loin ressemblent à des mouches, etc.

Wilkins, en homme de science de son temps, propose un rangement rationnel, mais qui nous paraît aujourd'hui insuffisant, flou. Ainsi, dans la huitième catégorie, celle des pierres, il classe : pierres communes (silex, gravier, ardoise), moyennement chères (marbre, ambre, corail), précieuses (perle, opale), transparentes (améthyste, saphir) et insolubles (houilles, glaise, arsenic). Nous avons fait des progrès dans le dénombrement et le rangement. Mais nous avons aussi appris que plus la connaissance du réel s'affine, plus surgissent des ambiguïtés. Faudra-t-il, par exemple, ranger la lumière dans la catégorie onde ou dans la catégorie corpuscule ? Cependant, on voudrait qu'un Wilkins de notre temps reprenne la tentative, puis que cette nouvelle langue universelle soit soumise à l'ordinateur qui, en examinant l'ensemble des combinaisons possibles, ferait surgir des mots manquants. Ces mots correspondraient sans doute à des objets inexistants ou impossibles, comme un triangle à quatre côtés, ou à des lacunes dans l'univers, comme, par exemple, l'élément stable dont le noyau contiendrait cinq particules. On peut aussi se demander si les régularités d'une telle langue synthétique ne correspondraient pas à quelque mystère fondamental des nombres et des mots. Enfin, une élimination des concepts sans contenu d'information ferait de l'emploi de cette langue une gymnastique tout à fait nouvelle, profondément transformatrice de la pensée, et de la pensée politique en particulier…

Mais revenons à ce cher Wilkins. Son prodigieux effort s'inscrit dans le mouvement des idées de son siècle charnière entre la tradition et la science naissante. Il est un lieu de convergence des courants intellectuels de l'époque.

Dans une lettre de novembre 1629, Descartes avait déjà noté qu'au moyen du système décimal de numérotation, nous pouvons apprendre en un seul jour à nommer toutes les quantités jusqu'à l'infini, et à les écrire dans une langue nouvelle, qui est celle des chiffres. Il proposait la formation d'une langue analogue, générale, qui pût organiser et embrasser toutes les pensées humaines. C'est à un pareil projet que devait s'attaquer Wilkins trente-cinq ans après cette lettre.

Le courant intellectuel qui animait le « Collège invisible » était nourri à la fois d'alchimie et de modernité. Il devait orienter les recherches vers un langage établi par les savants pour les savants, le latin s'avérant insuffisant. L'idée universaliste de la Renaissance, enrichie en même temps par l'influence Rose-Croix et la montée de la pensée scientifique, portait à rêver à une véritable internationale des hommes de savoir et de pouvoir, à l'écart et au-dessus des États. Pour la création d'une telle internationale, un langage synthétique, de valeur encyclopédique, s'avérait nécessaire. Trois siècles après, cette internationale cherche encore à se constituer.

Enfin, l'entreprise de Wilkins a sa source dans la conception religieuse du langage. Dieu parle directement aux hommes. Il leur fait, de vive voix, connaître ses ordres et ses interdits. Puis à cette idée se superpose celle d'un Livre sacré, d'une Écriture sainte. C'est une idée tenace. Transposée du plan mystique au plan profane, c'est elle qui fait dire à Mallarmé que « tout au monde existe pour aboutir à un livre », qui provoque Flaubert à la passion et au martyre, lance Joyce dans l'aventure d'Ulysse, et aujourd'hui incite des écrivains à des recherches fondées sur le sentiment que « l'écriture ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même ».

Dans la tradition musulmane, le Coran, Al Kitab, le livre, est un des attributs de Dieu. Le texte original, ou mère du livre, est conservé au ciel. « On copie le Coran sur un livre, on le prononce avec la langue, on s'en souvient dans son cœur, mais il subsiste cependant au centre de Dieu. » Il n'est pas un ouvrage de la Divinité, il participe de sa substance. Les Juifs allèrent encore plus loin dans la mystique de l'Écriture sainte. Pour les cabalistes, la vertu magique de l'ordre de Dieu « Que la Lumière soit ! » émane des lettres mêmes qui le composent. Le Dieu d'Israël créa l'univers à l'aide des nombres compris entre un et dix et des vingt-deux lettres de l'alphabet. « Vingt-deux lettres fondamentales : Dieu les dessina, les grava, les combina, les permuta et produisit avec elles tout ce qui est et qui sera. » Pour les chrétiens, Dieu a écrit deux livres, le second étant l'univers. Pour Francis Bacon, les Écritures nous révèlent Sa volonté et l'univers, c'est-à-dire le livre des créatures, nous révèle Sa puissance. Et toute la création est effectivement un livre qu'il nous est demandé de déchiffrer, tout comme l'Écriture sainte. « Nous ne pouvons le comprendre, écrit Galilée, avant d'avoir étudié la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. La langue de ce livre est mathématique, et ses caractères sont des triangles, cercles et autres figures. »

Ainsi l'esprit humain est-il constamment habité par l'idée qu'il y a une clé ultime du langage et un ultime langage clé ; que le Verbe lui a été donné pour résoudre sa propre énigme et celle du monde ; que pourrait sortir des modulations du souffle humain le « maître mot » de la structure absolue. Et que notre langage, jusque dans ses plus savantes combinaisons, n'est que l'ombre portée et déformée d'une grande langue engloutie ou à venir, et peut-être à la fois engloutie et à venir.

L'entreprise de Wilkins, c'était le rêve d'un langage de la totalité du réel. Mais n'existerait-il pas un langage, non de la totalité, mais de l'essentiel ? En d'autres termes, s'il s'agissait de communiquer avec de l'intelligence dans l'univers, quel que soit son support, existe-t-il un Verbe par lequel l'intelligence ici-bas peut dire : Je suis, définir sa nature et l'état de sa connaissance, se faire entendre et recevoir des réponses ? Une grande langue pour communiquer avec l'infini ? Nous l'apprîmes peut-être de visiteurs et l'oubliâmes. Nous la cherchons aujourd'hui. Wilkins, qui ne doutait point que les hommes aillent un jour dans la Lune, voulait les doter d'un langage qui leur permette de recenser leur propre monde, d'un vocabulaire qui serait une encyclopédie universelle. Le bagage complet du terrien. Nous sommes aujourd'hui sollicités d'établir un langage qui permette de véhiculer dans l'immensité céleste le message suivant : il y a de l'Être ici, il y a de la Pensée à tel niveau, répondez. Somme toute, nous nous demandons quel est l'alphabet à utiliser pour obtenir, comme disait Fred Hoyle dans son cours de 1969 à l'université de Columbia, « notre inscription à l'annuaire du téléphone galactique ». Ainsi se poursuit, sur des plans différents, à des degrés divers de nécessité et d'ambition, la quête d'un Graal linguistique, d'une Écriture de l'absolu.

Nous communiquons à des millions de kilomètres dans l'espace avec des fusées-sondes. Nous recevons des signaux en provenance d'objets célestes distants de millions d'années-lumière. Le moment est peut-être proche où nous découvrirons qu'il y a des signaux systématiques et, quelque part, dans le grand anneau d'intelligence dont rêve Efremov, des opérateurs d'un télégraphe stellaire. La vieille mystique de l'Écriture sainte emporte un cabaliste, Adolphe Grad, à soutenir que l'hébreu, d'origine divine, est la structure ultime de toute communication, quelles que soient les formes d'intelligence dans le cosmos. Dieu nous garde du ricanement. Cependant, nous préférons porter notre attention du côté de tentatives nouvelles, de solutions balbutiantes mais, en un certain sens, merveilleuses, proposées par des anticipateurs et des chercheurs scientifiques. Quelques mots, donc, sur trois de ces tentatives : le langage accéléré imaginé par l'écrivain Robert Heinlein, le Loglan ou le langage logique, envisagé par un groupe de sémanticiens américains, et enfin le Lincos, lingua cosmica, que tente d'établir le logicien hollandais Hans Freudenthal.