Nous ne nous défaisons pas aisément des terreurs de l'infini, des effrois de l'immensité. Sous le ciel peuplé, l'esprit lance la longue plainte de ses limitations, comme le chien sous la Lune. Mais il se peut qu'on nous cherche aussi avec amour, que chaque intelligence cherche l'autre pour s'agrandir en elle et y découvrir le dépôt d'une structure absolue. Devons-nous tout faire pour attirer l'attention ? Découvrirons-nous l'Ennemi, ou l'universalité de la créature divine, comme le pensaient Teilhard de Chardin et C.S. Lewis, c'est-à-dire une pulsion et un éclairement ultimes de l'Esprit, communs à toute créature intelligente, homme ou « cerveaux vaporeux des nébuleuses spirales » ?
Une infirmité du langage nous sépare de notre nature essentielle comme elle nous sépare de la nature des Autres dans l'espace, et nous cherchons la grande langue qui nous restitue la communication avec l'être de l'Être, ici-bas et dans les cieux.
« Non ! Non ! ne cherchons pas cela, c'est impie et dangereux, s'écrie Arthur Clarke, dans un moment de dépression : Nous ne savons pas ce qui se promène sur la grande route entre les galaxies et mieux vaut ne pas le savoir. »
Mais il faut jouer avec le feu. C'est en jouant avec le feu que l'homme a bâti sa demeure sur la Terre.
TROISIÈME PARTIE
La plus vaste question
L'EXEMPLAIRE ÉNIGME DES AKPALLUS
Le travail de Chklovski, le Soviétique, et de Sagan, l'Américain. – « Nous n'emporterons pas nos frontières dans le ciel. » – De la pluralité des mondes habités. – Les songes de Tsiolkovski. – Des contacts interstellaires ? – Des visiteurs venus de l'espace ? – Du calme et de l'orthographe. – Une possibilité différente de zéro. – L'hypothèse de Chklovski et Sagan. – Ce que racontait Bérose. – Description de Oannès. Un enseignant en scaphandre. – Les récits. – Ce singulier Proche-Orient. – Retour à Platon. – Ne pas prendre les battements du cœur pour le bruit des sabots. – Mais tout de même…
Même dans les publications en principe destinées à un vaste public, la critique des idées et des livres, colonisée par d'insolents universitaires mondains, est chez nous une conversation entre mandarins qui se déroule à huis clos. C'est pourquoi l'étonnant et généreux ouvrage de Chklovski, membre directeur de l'Institut d'astronomie de l'université de Moscou, publié dans notre langue en 1967, est passé inaperçu. C'était pourtant, par l'étendue de l'information, la rigueur scientifique, la hardiesse des hypothèses et l'immensité de la rêverie proposée, la réflexion la plus enrichissante qui soit sur la vie et la raison dans l'univers. Ce livre frappait l'esprit par son intense liberté. Chklovski ignorait les limitations du spécialiste, des préjugés doctrinaires et politiques. Il plaçait ses raisonnements de stricte science sous le patronage des poètes et des visionnaires. On voyait se déployer une intelligence dans cette culture de demain, agrandie et unifiée par la conquête de l'espace, dont l'espérance faisait dire à Clarke : « Nous n'emporterons pas nos frontières dans le ciel. »
Lorsqu'il reçut l'ouvrage en russe, Carl Sagan, professeur d'astronomie à Harvard, directeur de l'Observatoire d'astrophysique de Cambridge, Massachusetts, s'empressa de le faire traduire par Paula Fern. La lecture lui suggéra quantité de réflexions incidentes ou complémentaires. Il écrivit à Chklovski pour lui proposer une édition américaine en collaboration. « Hélas, lui répondit le Soviétique, nous avons moins de chances de nous rencontrer pour travailler ensemble, que de recevoir un jour la visite d'extra-terrestres. » Sagan publia l'ouvrage en faisant alterner le texte de son confrère russe et ses notes. Tel fut le premier, et jusqu'ici le seul ouvrage écrit par deux grands savants d'Est et d'Ouest sur le projet le plus merveilleux de notre temps : prendre contact avec d'autres intelligences dans le cosmos. Cette édition américaine est dédiée à la mémoire de celui qui fut notre ami, J.B.S. Haldane, biologiste et citoyen du monde, membre de l'académie des Sciences des États-Unis, et de l'Académie de l'Union soviétique, membre de l'Ordre du Dauphin, mort en Inde. Elle s'ouvre sur ces vers d'une Ode de Pindare :
Il est une race d'hommes,
Il est une race de dieux
Chacune tire son souffle de vie de la même mère
Mais les pouvoirs sont séparés,
De sorte que les uns ne sont rien
Et que les autres sont les maîtres du ciel lumineux qui est leur citadelle à jamais
Pourtant nous participons tous de la grande intelligence
Nous avons un peu de la force des immortels,
Bien que nous ne sachions pas ce que le jour nous réserve,
Ce que la destinée a préparé pour nous avant que tombe la nuit.
Voici l'introduction de Chklovski :
« L'idée que l'existence d'êtres raisonnables ne se limite pas à la Terre, que c'est un phénomène largement répandu dans une multitude d'autres mondes, est apparue dans un passé très lointain alors que l'astronomie en était encore à ses balbutiements. Il est vraisemblable qu'elle prend ses racines dans les cultes primitifs qui “vitalisent” choses et phénomènes. La religion bouddhique contient des notions assez vagues sur la pluralité des mondes habités, dans le cadre de la théorie idéaliste de la transmigration des âmes. Selon cette conception, le Soleil, la Lune et les étoiles fixes sont les endroits où les âmes des morts émigrent avant de parvenir à la béatitude du nirvâna.
« Les progrès de l'astronomie ont donné une assise plus concrète et plus scientifique à l'idée de la pluralité des mondes habités. La majorité des philosophes grecs, idéalistes ou matérialistes, ne considéraient pas la Terre comme l'unique foyer de l'intelligence. On ne peut que s'incliner devant leur intuition géniale, si l'on considère le niveau où se trouvait alors la science. Ainsi Thalès, le fondateur de l'école ionienne, enseignait que les étoiles étaient faites de la même matière que la Terre. Anaximandre affirmait que les mondes naissent et se détruisent. Pour Anaxagore, l'un des premiers tenants de l'héliocentrisme, la Lune était habitée. Il voyait dans les “germes de la vie” partout dispersés l'origine de toute chose vivante. Au cours des siècles suivants, et jusqu'à notre époque, divers savants et philosophes ont repris l'idée de la “panspermie” selon laquelle la vie existe depuis toujours. La religion chrétienne adopta assez rapidement le concept des “germes de vie”.
« L'école matérialiste d'Épicure enseignait la pluralité des mondes habités qu'elle se présentait d'ailleurs semblables à notre Terre. Mitrodore, par exemple, pensait que “considérer la Terre comme le seul monde peuplé dans l'espace sans limites était aussi impardonnablement sot que d'affirmer que dans un immense champ couvert de semences il peut ne lever qu'un seul épi”. Il est intéressant de noter que les adeptes de cette doctrine entendaient par “mondes” non seulement les planètes, mais aussi toute sorte de corps célestes dispersés dans les étendues sans fin de l'univers. Lucrèce défendait avec fougue l'idée que le nombre des mondes habités est incommensurable. Il écrivit dans son De rerum natura : “Il te faut avouer qu'il y a d'autres régions de l'espace, d'autres terres que la nôtre, et des races d'hommes différents et d'autres espèces sauvages.” Remarquons en passant que Lucrèce se trompait totalement sur la nature des étoiles qu'il prenait pour des émanations brillantes de la Terre. C'est pourquoi il plaçait ses mondes peuplés d'êtres raisonnables au-delà des frontières de l'univers visible.