Alors, chemin faisant, Chklovski reprend au compte de l'imagination scientifique légitime les rêves que faisait au début du siècle un petit instituteur de province, Constantin Tsiolkovski, qui voyait l'homme conquérant l'espace, réorganisant le système solaire, domestiquant la chaleur et la lumière du Soleil, se répandant dans les astres et « dirigeant les petites planètes comme nous dirigeons nos chevaux ». Il imagine aussi, avec Sagan, l'activité d'autres civilisations que la nôtre, dans de lointaines galaxies. « Pourquoi ne pas envisager que l'activité d'êtres raisonnables hautement organisés peut modifier les propriétés de systèmes stellaires entiers ? Peut-être les phénomènes étranges qu'on observe dans le noyau des galaxies, à commencer par la nôtre, sont-ils à imputer à l'initiative de civilisations ? Et enfin, on hésite même à le penser, encore plus à l'écrire, la cause du rayonnement radio-électrique exceptionnellement puissant de certaines galaxies (les radio-galaxies) ne peut-elle être cherchée dans l'activité de formes de matière hautement organisée, qu'il est difficile même d'appeler raisonnables ? » Il envisage, certes, des arguments qui nous mèneraient « à la triste constatation de notre quasi-solitude dans l'univers ». Mais il les repousse. « Oui, dit-il, espérons qu'il n'en est pas ainsi », et que les « prodiges cosmiques » que nous observons sont des prodiges de l'intelligence à travers les mondes, l'attestation de l'existence « des maîtres du ciel lumineux qui est leur citadelle à jamais ».
Or, si de telles perspectives fabuleuses peuvent aujourd'hui être retenues, une question se pose. Notre planète n'a-t-elle pas reçu la visite dans le passé, et dans un passé relativement proche, d'astronautes venus d'autres systèmes planétaires ? Shklovski considère l'hypothèse comme valable. Sagan le relaie, ajoute des éléments, développe particulièrement ce point.
Lorsqu'en 1960, dans Le Matin des magiciens, puis en 1961 dans Planète, nous fîmes écho aux études du chercheur soviétique Agrest sur ce thème, les bons intellectuels rationalistes français, ainsi d'ailleurs que les chrétiens ricanèrent. Il nous souvient que Louis Aragon nous renvoya à la niche en assurant que ce M. Agrest était un aimable farceur et que, dans sa bienveillance, l'Union des Écrivains soviétiques tolérait les vaticinations de doux malades. Le R.P. Dubarle disait avec mépris : voilà maintenant de la théologie-fiction ! Les travaux d'Agrest datent de 1959. En 1967, Carl Sagan et Chklovski ensemble déclaraient : « La manière dont M. Agrest pose le problème nous paraît tout à fait sensée et mérite une minutieuse analyse. »
L'idée essentielle d'Agrest est la suivante. Supposons que des astronautes soient venus sur notre Terre et y aient rencontré des hommes. Un événement aussi inhabituel devait obligatoirement laisser des traces dans les légendes et les mythes. Ces êtres, doués à leurs yeux d'une puissance surnaturelle, apparaissaient aux primitifs comme de nature divine, et les mythes faisaient une place particulière au ciel d'où étaient venus ces visiteurs énigmatiques et où ils s'en sont retournés. Des « visiteurs célestes » auraient pu apprendre aux Terriens des techniques, des rudiments de science. On sait que les mythes et les légendes créés avant l'apparition de l'écriture ont une grande valeur historique. Ainsi, l'histoire pré-coloniale des peuples de l'Afrique noire, qui n'avaient pas d'écriture, est actuellement en grande partie reconstituée en partant du folklore, des légendes, des mythes. Carl Sagan ajoute cet exemple : en 1786, les Indiens du Nord-Ouest de l'Amérique voient débarquer La Pérouse. Un siècle plus tard, l'analyse des légendes inspirées par l'événement permet de reconstituer l'arrivée du navigateur et jusqu'à l'aspect des vaisseaux.
Agrest interprète des passages de la Bible, voit dans la destruction de Sodome et Gomorrhe les effets d'une explosion nucléaire, dans l'enlèvement d'Énoch, un rapt des visiteurs, etc. On comprend l'utilisation qu'en peut faire, naïvement, le dogmatisme matérialiste. Réduire l'idée de divinité aux souvenirs du passage sur Terre d'un La Pérouse venu des étoiles : cet agrandissement de l'athéisme, qui ne dérange pas le yogi, plaît au commissaire…
Nous savons aussi aujourd'hui que ce système d'interprétation a permis à des « chercheurs » peu scrupuleux une belle carrière dans la fumisterie. Nous ne sommes pas absolument opposés à la fumisterie, ne pensant pas détenir la vérité, ne prenant pas la science pour une vache sacrée, et préférant la mort au métier de censeur. Et puis, l'amour de la musique passe aussi par le mirliton. Et enfin, on n'a pas assez insisté sur le fait que, sans le fumiste, on s'asphyxie.
Mais, depuis Le Matin des magiciens, toute une littérature sur ce thème a foisonné. Nous ne cautionnons pas nos douteux épigones. « À notre connaissance, déclare Chklovski, il n'existe pas un seul monument matériel de la culture passée dans lequel on soit réellement fondé à voir une allusion à des êtres pensants venus du cosmos. » C'est aussi notre avis. Il est bien possible, par exemple, que la fameuse fresque saharienne du Tassili, représentant un « Martien » en scaphandre, ait été très abusivement utilisée (un peu par nous, beaucoup par d'autres) comme démonstration. Cependant, nous continuons de penser, comme Sagan et son confrère russe, « que les recherches menées dans ce sens ne sont ni absurdes, ni antiscientifiques. Il convient seulement de ne pas perdre son sang-froid ». Et, puisqu'il s'agit de décryptage, « du calme et de l'orthographe ! » comme disent les Pieds Nickelés…
Serons-nous visités ? L'avons-nous été déjà ? Carl Sagan a tenté d'établir la fréquence probable, il estime que le nombre de civilisations techniquement développées existant simultanément dans la galaxie pourrait être de l'ordre de 106. La durée d'existence de telles civilisations serait de 107 années. « Ce qui, remarque Chklovski, me paraît optimiste. » Sagan suppose que ces civilisations étudient le cosmos suivant un plan qui exclut la répétition d'une visite. Si chaque civilisation envoie, chaque année terrestre, un navire interstellaire de recherches, l'intervalle moyen entre deux visites de la région d'une seule et même étoile sera égal à 105 ans. Pour l'intervalle moyen entre deux visites d'un seul et même système planétaire (le nôtre par exemple) abritant des formes raisonnables de vie, on peut adopter, dans le cadre des hypothèses de Sagan, le chiffre de quelques milliers d'années. La fréquence, ici, d'environ cinq mille cinq cents ans. Si « l'histoire commence à Sumer », et que cette histoire est née d'une visite, nous devons nous attendre à un prochain débarquement. Si, comme l'écrit l'astronome américain, « il semble probable que la Terre ait reçu, à maintes reprises, des visites de civilisations galactiques, et probablement 104 durant l'ère géologique », pourquoi ne trouvons-nous aucune trace formelle ? À ceci, trois réponses : l'archéologie scientifique ne fait que commencer, nous réserve sans doute encore des surprises, et l'idée d'une cosmo-histoire peut ouvrir de nouvelles directions de recherche. Deuxième réponse : nous trouvons des traces dans la mémoire des hommes, dans les légendes et les mythes, mais nous n'avons pas encore interrogé ceux-ci avec une curiosité élargie. Sagan en fait la démonstration à propos de la légende des Akpallus, sur laquelle nous allons revenir tout à l'heure. Troisième réponse : le contact avec des êtres aussi primitifs que les Terriens, dans les anciens millénaires, n'aurait pas justifié l'installation d'une base. Cette base pourrait se trouver sur la face cachée de la Lune, et nous ne trouverons la carte de visite des galactiques que lorsque nous aurons atteint un niveau technologique suffisant. Drake et Clarke ont encore suggéré qu'une civilisation extraterrestre pourrait avoir déposé un avertisseur automatique, un système d'alarme qui éclaire l'espace interstellaire quand le niveau technique local est arrivé à un certain degré. Par exemple, un tel avertisseur aurait notamment pour fonction d'analyser le contenu d'éléments radioactifs dans l'atmosphère terrestre. Une augmentation des radio-isotopes atmosphériques, provoquée par les expériences nucléaires répétées, serait susceptible, dans ce cas, de déclencher l'alarme. Sur cette Terre chaque jour plus rayonnante de radiations nouvelles, le signal est déjà parti. Sagan écrit : « À quarante années-lumière de la Terre, les nouvelles concernant une civilisation technique récente prennent leur envol parmi les étoiles. S'il y a des êtres là-bas, qui scrutent les cieux dans l'attente qu'apparaisse dans notre région de l'espace une civilisation technique avancée, ils prendront connaissance de notre savoir, pour le bien ou pour le mal. Peut-être recevrons-nous quelque émissaire, dans quelques siècles. Je souhaite que nous ayons encore progressé, que nous n'ayons pas tout détruit ici, quand des visiteurs arriveront de leur lointaine étoile. »