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Seulement, le génie même de Breuil ne cesse d'aggraver le caractère subjectif de la science qu'il crée. Car à quoi sont imputables ses découvertes ? À une méthode ? Non pas. C'est son inépuisable fécondité de labeur et d'imagination qui tire de l'ombre tous ces siècles perdus. Breuil est un empirique fantastiquement doué. Il enseigne des résultats, non une méthode. Pour marcher sur ses traces, il faudrait être un autre lui-même.

Or, vers les années 1945, un jeune ethnologue passionné de préhistoire (mais qui n'était pas l'élève de l'abbé Breuil) réfléchissait à cette situation d'une science vers laquelle il se sentait invinciblement attiré. André Leroi-Gourhan était, de nature, la vivante antithèse de Breuil ; aussi froid et réservé que Breuil pouvait être fougueux, aussi préoccupé des démarches de sa pensée et de celle des autres que Breuil pouvait se montrer personnel. Mais les deux hommes avaient en commun la patience, l'imagination créatrice et la probité scientifique.

Vers 1947, Leroi-Gourhan entreprit de mettre au clair les méthodes objectives d'une chronologie de l'art préhistorique. Systématiquement, année après année, il étudia pouce par pouce la grande majorité des cavernes ornées. Et là où Breuil avait passé des années sous terre à tracer sur le papier, un à un, des milliers de relevés de gravures et de peintures, Leroi-Gourhan passait, lui aussi, des années à mesurer, situer, compter. Aux irremplaçables croquis de Breuil venaient s'ajouter peu à peu et pour la première fois des données numériques.

« La matière que j'ai utilisée, écrit-il, est constituée par les deux mille cent quatre-vingt-huit figures d'animaux réparties en soixante-six cavernes ou abris décorés que j'ai étudiés sur place… Par ordre de fréquence, j'ai pu compter six cent dix chevaux, cinq cent dix bisons, deux cent cinq mammouths, cent soixante-seize bouquetins, cent trente-sept bœufs, cent trente-cinq biches, cent douze cerfs, quatre-vingt-quatre rennes, trente-six ours, vingt-neuf lions, quinze rhinocéros… huit daims mégaceros, trois carnassiers imprécos, deux sangliers, deux chamois, six oiseaux, huit poissons, neuf monstres. »

Mais tandis que toutes les données statistiques jusqu'alors négligées s'amoncelaient dans les fichiers, l'image d'une certaine ordonnance, toujours la même, des animaux et des signes dans les cavernes s'imposait peu à peu à l'esprit méthodique du chercheur.

Cette image d'une ordonnance très particulière des motifs peints va jeter une extraordinaire lueur sur nos ancêtres d'il y a vingt ou trente mille ans. Voilà que nous allons devoir cesser de les considérer comme des magiciens sauvages obsédés par le gibier, des primitifs obscurs dansant autour de totems de la chasse. Voilà qui va les imposer plus encore à notre respect, et nous imposer des questions complexes sur le fonctionnement de l'esprit humain dans les anciens âges. Et voilà enfin que la révélation d'une figuration infiniment plus élevée, plus subtile, plus riche d'abstraction, que celle de simples vocations à la nourriture de la tribu, va faire cesser une contradiction qui eût dû, depuis déjà longtemps, nous troubler : la contradiction entre l'art consommé du dessin, sa haute qualité de signe graphique élaboré, et la signification primaire que l'ethnographie leur attribuait jusqu'ici.

Toutes nos connaissances en préhistoire doivent être remises en cause par l'apport de la méthode strictement objective et impersonnelle de chiffrage statistique, instaurée par Leroi-Gourhan.

En 1879, de Santualo et sa fille affirmèrent que la grotte d'Altamira, près de Santander, en Espagne, recelait des peintures exécutées par les hommes préhistoriques. Ce fut chez les préhistoriens, un énorme éclat de rire. Ils rirent vingt ans. Puis l'abbé Breuil et Cartailhac allèrent voir, et le rire fit place à la stupeur. Les peintures étaient authentiques. Elles étaient bien l'œuvre des hommes du paléolithique. Et elles ne le cédaient en beauté à aucune peinture moderne.

La stupeur n'est pas une attitude scientifique, et les savants ont ce sentiment en horreur. Il était d'autant plus urgent de trouver une explication que, les découvertes de grottes ornées se multipliant chaque année, Altamira ne pouvait être tenue pour une exception dénuée de sens : il s'avérait bel et bien que la caverne, et de préférence, semblait-il, la caverne profonde, celle de l'éternelle nuit, avait joué un rôle essentiel dans la psychologie de nos lointains ancêtres. L'explication, ce fut l'ethnographie, science alors encore balbutiante, qui la fournit. Parce qu'on avait vu des primitifs du XXe siècle pratiquer des magies de chasse, danser devant des figurations de gibier dans des buts d'envoûtement, percer des dessins d'antilope ou de zébu d'un trait figurant une flèche, on supposa que les paléolithiques avaient fait comme eux. Et tel était le besoin d'une explication, et d'une explication autant que possible inoffensive, que cette supposition fut aussitôt acceptée. Certains objectèrent bien que les mêmes primitifs actuellement coutumiers de l'envoûtement de chasse pratiquent également l'envoûtement de guerre, que l'on connaît des crânes préhistoriques ayant manifestement subi des violences, que nos ancêtres se battaient donc parfois entre eux, et que cependant on ne trouve guère dans les cavernes que des animaux : on tenait une explication, on n'allait pas la lâcher pour si peu. Si bien que, depuis un demi-siècle, le thème du pauvre sauvage encore tout abruti d'animalité, dansant au fond des grottes devant un bison peint en croyant ainsi préparer sa victoire sur le bison galopant, ce thème confortable et rassurant n'a jamais cessé de ronronner à nos oreilles.

Que l'ethnographie fût une auberge espagnole où il suffit de chercher un peu pour retrouver, en croyant les y découvrir, les idées que l'on avait dans son bagage, cela apparemment ne troubla jamais personne, du moins chez les préhistoriens. Douter de l'envoûtement de chasse devant les mammouths de Rouffignac ou les cerfs de la Pasiega, c'était délirer dangereusement, chercher midi à quatorze heures, ouvrir la porte à d'inquiétantes rêveries. Cependant, les ethnologues, eux, découvraient peu à peu l'homme contemporain réel, primitif ou civilisé, et, du même coup, qu'on ne peut l'enfermer dans aucune formule, qu'il est infiniment variable et varié, qu'on peut en attendre tout et n'importe quoi. Mais si les hommes du XXe siècle présentaient tant de diversités, n'était-il pas bien hasardé d'expliquer leurs ancêtres d'il y a vingt mille ans à partir d'observations actuelles ?

Aussi, quand Leroi-Gourhan voulut trouver une voie objective vers l'âme du paléolithique, son premier souci fut de fuir les facilités offertes par le croisement de l'Eskimo et de l'Australien. Ce n'était pas refuser a priori d'aboutir à une explication relevant de l'ethnographie. C'était seulement s'interdire d'apporter cette explication dans ses bagages.