La méthode retenue fut l'analyse statistique portant sur soixante-douze ensembles pariétaux étudiés dans soixante-six cavernes représentant pratiquement tout l'art pariétal européen (il existe cent dix sites décorés, mais les quarante-quatre non retenus par Leroi-Gourhan sont pauvres en décoration). Sur les documents recueillis, il y eut une application systématique du calcul avec mécanographie et cartes perforées. À quoi devaient aboutir ces calculs statistiques ? Tout simplement à démolir la théorie de la magie cynégétique, dont il ne reste rien, et à nous révéler en l'homme de la dernière glaciation un être aussi complexe que nous-mêmes.
Laissons, pour commencer, parler quelques chiffres. Quatre-vingt-onze pour cent des bisons, quatre-vingt-douze pour cent des bœufs, quatre-vingt-six pour cent des chevaux sont représentés dans la composition centrale des cavernes ornées. Par voie de conséquence, ces animaux sont pratiquement absents des autres parties. Inversement, la composition centrale ne compte que huit pour cent des biches, vingt pour cent des rennes, neuf pour cent des cerfs, quatre pour cent des bouquetins, huit pour cent des ours, onze pour cent des félins de l'ensemble des mêmes cavernes.
Ces premiers pourcentages montrent sans équivoque possible que certains animaux sont presque toujours dans la composition centrale, et que certains autres n'y sont pratiquement jamais. Pourquoi ? Parvenu à ce résultat, le statisticien pourrait se laisser aller à spéculer : le paléolithique avait une passion particulière pour le bison et le bœuf, ou bien ces bêtes étaient comparativement les plus nombreuses (ce que d'ailleurs les vestiges fossiles démentent). Mais le calculateur se refuse à spéculer : il s'en tient à sa méthode qui consiste ne donner la parole qu'aux faits chiffrés. Comme tous ses collègues depuis les premières explorations de cavernes ornées, il a remarqué que celles-ci, outre les représentations animales, sont parsemées de certains signes, toujours peu près les mêmes. Ces signes avaient donné lieu à d'infinies suppositions. Pour les uns, c'étaient des objets plus ou moins schématisés, pour d'autres des panneaux indicateurs servant à guider le pèlerin, pour d'autres encore des gribouillages sans intérêt, ou même la signature de l'artiste. Leroi-Gourhan, lui, se borne d'abord à les classer par formes en établissant ce qu'il appelle leur typologie. Et il s'aperçoit alors que tous ces signes, considérés du strict point de vue de leur dessin, dérivent de quelques formes initiales qui sont essentiellement le phallus, la vulve et le profil d'une femme nue. Il y a donc des signes masculins et des signes féminins.
Fort bien. Et ces signes, dans la caverne, où sont-ils ? Ici encore, c'est fort simple : il suffit de compter. Et les chiffres obtenus (passons le détail des pourcentages en raison du grand nombre de signes) montrent tout simplement que la presque totalité des signes féminins ont été portés sur la composition centrale et dans les diverticules (ou cavités latérales de la caverne). En revanche, on ne trouve là que trente-quatre pour cent de signes masculins, et encore sont-ils presque tous couplés avec des signes féminins.
Il y a donc dans la caverne ornée de l'homme paléolithique des secteurs symbolisme masculin et d'autres à symbolisme féminin. Et du fait que les mêmes animaux ont tendance à figurer aux mêmes endroits, le monde animal lui-même se trouve dans son ensemble réparti en une immense zoogonie bisexuée. Le bison, le bœuf, le cheval sont chargés d'une symbolique féminine en même temps que le centre de la caverne où ils figurent. Mais une certaine proportion de signes abstraits mâles (trente-quatre pour cent) se trouve au centre, avec des figures femelles. Ainsi, dans les cavernes, est-il évident qu'il existe trois groupes de figures mâles à l'entrée, mâles et femelles au centre, mâles au fond. Les figures humaines, dès la période la plus ancienne, sont schématisées par la représentation des organes de la reproduction, traduits en symboles graphiques plus ou moins abstraits. Le sens reste pourtant intelligible car, à diverses époques, réapparaissent les représentations complètes de l'homme et de la femme.
L'analyse du symbolisme topographique et sexuel peut être poussée beaucoup plus loin. La caverne comprend en gros six types de localisation ayant chacun leur sens : la composition centrale, les diverticules, le pourtour, l'entrée, les « passages », le fond. Il est frappant de voir que les représentations de la main humaine, généralement obtenues en négatif en apposant la main contre la paroi et en soufflant de la peinture liquide tout autour avec la bouche, ou encore en tamponnant, sont presque toutes à l'entrée de la grotte et sur la composition centrale. Frappant aussi, que presque tous les signes féminins non portés sur la composition centrale et les diverticules sont à l'entrée, couplés avec des signes masculins.
Que signifie tout cela ? Objectivement et avant toute interprétation, que la caverne ornée est organisée en fonction d'une métaphysique inconnue aussi exigeante dans son symbolisme que la métaphysique chrétienne. De même que le temple catholique comporte en principe douze piliers représentant les douze apôtres, de même que les tableaux du chemin de Croix se suivent toujours dans le même ordre depuis la gauche de l'autel jusqu'à l'entrée, puis de l'entrée à la droite de l'autel, de la même façon la caverne ornée préhistorique est, elle aussi, soumise à une ordonnance figurative remarquablement constante d'un bout à l'autre du vaste espace où on la trouve en Europe occidentale, et des millénaires où elle fut fréquentée.
Cette constance ne va certes pas sans variations : il y a des styles de lieu et des styles d'époque comme il y a maintenant du roman bourguignon et du jésuite espagnol. Mais l'organisation générale reste fidèle à la conception d'un monde partagé entre deux sexes opposés. Des indices parfois difficiles à chiffrer mais troublants donnent à penser que la caverne elle-même était considérée comme un formidable symbole naturel du ventre de la femme. Par exemple, les passages étroits sont souvent enduits de rouge. Et la partie de la grotte soumise aux animaux de la féminité est très souvent marquée soit de signes masculins abstraits, soit de mains, comme pour marquer la possession, ou peut-être la présence humaine. Enfin, comme on l'a vu, l'entrée et le fond de la caverne sont souvent voués au symbolisme mâle. Mais la seule explication par l'univers du sexe et de la fécondité s'avère insuffisante. Il ne semble pas considérer ces merveilleux ensembles graphiques, que l'on soit en présence de représentations brutes. Les fameuses « femelles gravides » de l'ethnographie classique ne sont ni plus ni moins « gravides » que les étalons solidement membrés de la peinture chinoise, et nulle part, dans l'art pariétal, le sexe ne paraît être reproduit pour le sexe. Ce qui marque fortement cet art, en apparence dominé par l'acte reproducteur, c'est son extraordinaire pudeur, son parti pris de symbolisme, d'abstraction. Alors que les signes sexuels abstraits sont présents partout, ces hommes des cavernes, pourtant doués d'un éblouissant génie plastique, n'ont pas une seule fois dessiné la moindre scène d'accouplement ! Les quelques hommes représentés en érection (ithyphalles, comme disent les préhistoriens par héritage puritain) sont esquissés sans aucun réalisme. Généralement même, comme le célèbre cadavre ithyphalle du puits de Lascaux, avec des traits animaux soulignant le caractère symbolique.
Si ce n'est ni le sexe pour lui-même, ni le sexe pour la fécondité, de quoi s'agit-il ? À travers ce symbolisme, quelle métaphysique se trouve impliquée ? Avouons, dit Leroi-Gourhan, que nous n'en savons rien. Avouons la modestie de nos connaissances, et que ces hommes d'il y a deux ou trois cents siècles nous ont laissé l'écriture indéchiffrable d'une pensée complexe, subtile, dont nous subodorons la qualité sans rien connaître de son contenu. Mais peut-être le seul fait de découvrir qu'il s'agit là d'une écriture, en quelque sorte comparable à l'écriture contenue dans l'art des cathédrales, et d'avoir réalisé cette approche par des méthodes scientifiques de calcul objectif, est-il prometteur d'un déchiffrement auquel nous parviendrons quelque jour. Alors nous aurons perdu des « primitifs » et trouvé des frères dans les abîmes du temps. Nous saurons qui étaient ces métaphysiciens, qui possédaient de merveilleuses techniques d'art, et qui s'enfonçaient au plus profond de la Terre pour y représenter, avec un souci d'éternité, les symboles de leur spiritualité.