Que le milieu détermine la transformation, et que la fonction crée l'organe, c'est ce fond de lamarckisme que l'on va retrouver dans le « socialisme scientifique ». Et lorsque Marx déclare que l'humanité fait ses découvertes au moment où elle en a besoin, c'est encore Lamarck qui parle dans sa belle barbe. Les implacables lois de l'» évolution économique » sont encore du transformisme et le principe de lutte de classes est cousin de la sélection naturelle.
L'idée d'évolution créatrice, qui est une invention de l'esprit chargée de rendre compte d'une histoire générale du vivant dont on ne peut expliquer le mécanisme, va servir à justifier pleinement les sacrifices qu'exige la civilisation industrielle naissante au nom du progrès. Le progrès est-il une notion relative ? Non ! non ! C'est une notion absolue. Le progrès est dans la nature de l'évolution. Il participe de la lame de fond qui soulève le vivant au cours des temps. Il est le corrélat de l'évolution. « Au mariage de l'évolution et du progrès, dit Berl, l'évolution (c'est-à-dire l'idée d'évolution créatrice, qui était beaucoup plus mythique que scientifique) gagne une dignité politique, et le progrès (qui n'était qu'un constat assez douteux et saisi dans une étroite fourchette du temps) gagne une dignité scientifique. »
Mais, dès lors que le progrès revêt cette dignité et monte sur le trône du roi du monde, il convient que tout le passé soit rejeté dans une nuit de longs efforts maladroits et balbutiants. Le progrès est l'héritier rayonnant de toute l'évolution, le produit étincelant, définitif, de trois milliards d'années de vie qui s'efforçaient vers cette entité magnifique. Il éclaire le monde. Le monde était obscur avant lui. À vrai dire, l'homme ignorait le jour. C'est bien ce que signifie le terme de « siècle des lumières ». C'est le siècle qui vit naître l'idée de progrès. Les temps sont venus, pour nous autres fils du temps. Nous émergeons enfin, et nous prenons à notre propre compte la suite de l'évolution, nous autres qui étions liés par une lente maturation de la matière, par une avance timide dans la suffocation et la terreur, soumise à la morsure des malaises chimiques, au Grouin qui végétait dans les eaux embourbées du Dévonien.
Nous ne doutons plus désormais que le progrès se trouve justifié par l'évolution et que l'histoire ait, en conséquence, une nature messianique. Mais que ces certitudes nous soient apportées plutôt par les impératifs de notre civilisation industrielle et technique que par une réalité scientifiquement dévoilée, voilà qui est à considérer. Emmanuel Berl a fortement raison lorsqu'il parle à ce propos « de la pression exercée (sur les tenants de l'évolution créatrice) par la civilisation qui les environne ». C'est celle-ci, poursuit-il, « qui sans nul doute confère aux idées d'évolution et de progrès une valeur hors de proportion avec les phénomènes effectivement constatés. C'est elle qui oriente les recherches dans le sens qui convient, en paralysant la méfiance envers des mots qui signifient et insinuent beaucoup plus qu'ils n'expriment ; elle qui incite à confondre une théorie, valable mais contestable, comme toutes les théories, avec un ensemble de faits établis. Ces faits peuvent montrer des antériorités, des successions, des causalités : ils ne peuvent évidemment pas montrer des finalités, encore moins le sens ultime des processus qui ne sont pas terminés et dont nul ne peut prévoir le terme.
« Nous ne connaissons pas, nous sommes incapables de connaître l'issue des combats que la vie livre contre elle-même et contre la matière inanimée. Les biologistes ne prévoyaient pas la bombe atomique et ils ignorent quels virus nouveaux peuvent, demain, décimer notre espèce. Leur évolutionnisme implique donc un acte de foi ; un acte de foi qui ne se réclame même pas d'une révélation, et qui devient d'autant plus difficile qu'on exclut davantage la transmission des caractères acquis. En professant l'évolutionnisme, ils s'imaginent coiffer et commander la sociologie alors que, sans doute, ils lui obéissent. Car c'est de la sociologie, non de la biologie, que l'évolution tire l'attrait et le prestige qu'elle exerce sur nous. C'est le progrès de l'homme, non celui des espèces animales et végétales, que postulent notre travail et notre pensée.
« Et si nous sommes enclins à croire que tout va de mieux en mieux dans le monde, c'est que nous voyons grandir le pouvoir que l'homme exerce dans le monde. Montaigne en rirait. Mais, à quelque point de vue qu'on se place, chacun sans doute gagnerait aujourd'hui à regarder l'évolution d'un regard plus méfiant, et à manier ce mot avec plus de prudence et plus de rigueur. L'évolutionnisme, qui s'est tourné contre le déterminisme après s'être confondu avec lui, qui est devenu dévot, sinon orthodoxe, après avoir été si farouchement libre penseur, comment dire quelles causes il servira demain ? On n'est même plus certain qu'il assure le bonheur de ses adeptes : les poètes nous ont appris depuis longtemps qu'on peut torturer par l'espoir, et les historiens que les chefs des peuples peuvent rendre la vie présente plus atroce, au nom de l'avenir meilleur qu'ils promettent. Les pires tyrannies deviennent excusables, et même justifiées, quand on tient pour évident que le monde, soumis à une fatalité de bonheur, marche vers un état paradisiaque. Si tout, quoi qu'il advienne, tend au bien, il n'y a plus de mal : un énorme massacre n'arrêterait pas le cours de l'évolution ; certains peuvent même se flatter qu'il l'accélérerait, et qu'une petite saignée de neuf cents millions d'hommes rapprocherait les survivants de la société sans classes à quoi le socialisme aspire ; de même, les nazis se flattaient qu'en éliminant les races inférieures ils rendraient plus rapide et plus sûr le jeu bienfaisant de la sélection naturelle. L'évolutionnisme n'est pas plus exempt de délire que tous les autres « ismes ». Il faut même, surtout si on veut le maintenir, le surveiller d'assez près. »
À vrai dire, je ne suis pas très tenté, et Bergier non plus, de « maintenir l'évolutionnisme ». Et si l'évolution était une poupée russe qui nous cache plusieurs évolutions gigognes, entièrement constituées ? S'il y avait eu, par exemple, plusieurs apparitions de l'homme ? Et plusieurs tentatives de l'homme pour dominer la nature ? Un optimisme qui ne s'accompagnerait ni de la croyance en un « élan vital » ascensionnel ni d'un rejet dans les obscurités vaseuses de tout le passé de la création résiderait alors dans la croyance positive qu'il y eut plusieurs tentatives de l'homme pour dominer la nature. Plusieurs tentatives. Mais que c'est la bonne cette fois. Cette idée, naturellement, n'est pas non plus exempte de délire. Mais le recul incessant de l'histoire humaine dans ces dernières années fournit bien des aliments à ce délire.
Les biologistes modernes, rappelle Gaston Bouthoul dans son ouvrage Variations et mutations sociales, tendent à croire que, durant la dernière période géologique, la nature a cessé de créer de nouvelles espèces animales. Cuénot (L'Évolution biologique) estime que depuis cinq cents millions d'années, depuis l'apparition des oiseaux, la verve créatrice de la nature semble épuisée. Aucune structure nouvelle n'est survenue depuis les primates et l'homme.
Il semble pourtant que la densité moyenne de radiation n'a pas varié, que rien n'a sensiblement changé dans notre milieu physique. Que penser dès lors de l'évolution comme processus continu ? « Les observations de la biologie moderne, rappelle encore Bouthoul, rendent douteuse l'apparition de mutations dont il résulte la naissance d'espèces nouvelles. » Morgan a fait subir à des insectes les traitements les plus variés, y compris le bombardement de rayons correspondant aux conditions physiques des époques géologiques plus anciennes, sans résultat probant.