Cependant, l'espèce humaine, en très peu de siècles, modifie ses possibilités d'action, ses modes d'existence. Ici, pour ne pas perdre le fil de l'évolutionnisme (confondu dans nos esprits avec la notion de progrès), nous récupérons acrobatiquement l'idée de mutations en déclarant que « la création des machines et des techniques sont de véritables mutations biologiques de l'espèce humaine » et que l'évolution ascendante, si elle n'a pas affecté l'homo en général, a porté sur l'homo sapiens et ses sociétés. Comme si la nature, brusquement fatiguée, comme si le moteur de l'évolution progressive, tombé en panne, avait délégué à l'homo sapiens ses fonctions. Et, pour être évolutionnistes malgré tout, nous retombons dans le pur et simple acte de foi d'un Père de l'Église, saint Clément d'Alexandrie : « Une fois que la Création fut définitivement achevée, c'est l'homme qui a été chargé des destins de la nature. »
À moins que, traquant néanmoins des traces d'une évolution, nous en trouvions, effectivement. Mais exclusivement à l'œuvre dans l'homme. Et, dans ce cas, il nous faut nous ranger à l'idée que l'homme est une créature d'exception, appartient à une espèce privilégiée, est un lieu et un produit singuliers de forces : « Certains biologistes pensent aujourd'hui que les mutations spontanées, apparemment disparues maintenant chez les espèces animales, continuent à se produire dans l'encéphale humain, principalement dans les zones corticales, de sorte que les modifications de mentalités ne seraient que l'aspect psycho-sociologique de ces mutations spontanées d'origine mystérieuse et peut-être cosmique » (Bouthoul). Alors, dans ces deux perspectives, à rebours de la théorie générale de l'évolution, il nous faudrait déclarer que l'homme est un animal hors-série, qui constitue une forme vivante extérieure au processus global. C'est une déclaration que nous serions, à nos risques et périls, très tentés de faire. Eh bien, laissons-nous tenter. Dès lors, nous devrons ajouter que cette forme vivante, échappant au processus, pourrait bien apparaître, non au terme d'une lente évolution, mais de manière accélérée, et chaque fois que c'est possible. Dans l'histoire de notre planète, l'homme a pu apparaître plusieurs fois au cours des millions d'années qui nous précèdent. De sorte qu'à l'échelle de nos vies et de la durée de nos civilisations, nous pourrions dire que l'homme est éternel. Cette hypothèse n'est pas mystique. Elle ne présuppose pas un Dieu entêté, vigilant, qui crée l'homme chaque fois que les conditions le lui permettent. Elle est naturelle. De même que le hasard n'intervient pas en chimie, il n'interviendrait pas dans l'évolution. De même qu'il existe des molécules stables, il y aurait au moins une forme de vie particulièrement stable, l'homme, qui se manifesterait avec constance, chaque fois que l'occasion se présenterait, qui connaîtrait maintes vicissitudes, maints avatars, des hauts, des bas, des dégénérescences et des ascensions, dans une éternelle tentative d'être avec plénitude.
Chaque nouvelle découverte fait reculer la date de naissance du premier homme. En septembre 1969, un congrès d'anthropologues et de paléontologues, au siège parisien de l'Unesco, rejette l'idée que l'homme du Néanderthal serait l'ancêtre et admet qu'un homme confectionnant des outils et pratiquant un culte des morts existait voici plus de deux millions d'années. Mais c'est insuffisant déjà. Les fouilles du Tchad révèlent une humanité vieille de six millions d'années. La quête pourrait être sans fin et nous donner à penser qu'à notre échelle, il n'y a pas plus de premier homme que d'extrémité de l'univers.
Il ne s'agit pas d'avancer l'idée que la naissance de l'homme pourrait être synchrone de la formation de la vie sur la terre voici plus de trois milliards d'années. Mais en dix millions d'années peut-être, l'espèce humaine a pu émerger, puis disparaître dans des cataclysmes, puis reparaître, de même que la vie revient sur les îles stérilisées par des éruptions volcaniques.
« L'explication darwinienne de la transformation des espèces par des mutations lentes et graduelles demeure difficilement acceptable. Une propriété qui n'a pas encore eu le temps de s'affirmer, qui n'existe encore qu'à l'état embryonnaire, n'a que peu de chances de devenir jamais adulte : elle n'est souvent qu'un obstacle dans la lutte pour la vie ; elle est condamnée, de ce fait, à disparaître. Comment dans ces conditions, cette totalité qu'est un être absolument nouveau a-t-elle pu se développer phase par phase ? » C'est ce que se demande encore un biologiste comme Heinrich Schirmbeck. Il met cependant hors de doute, se fondant sur les résultats de l'anthropologie, que l'homme, « élément de la nature, a un passé biologique dont les racines plongent dans un ensemble de formes animales préliminaires ». Cependant, des savants, butant sur ces impossibilités d'expliquer évolutivement la genèse de l'homme, n'ont pas hésité à contourner l'obstacle, à isoler l'homme du reste de l'univers et à lui attribuer dès l'origine un devenir propre. Edgar Dacqué, au lieu de considérer l'homme comme la forme la plus récente d'une longue évolution, affirme qu'il est le « premier-né » de la création dont il occupe le centre. L'homme, selon Dacqué, serait l'être premier conçu de tous temps, et toute la création proliférerait autour de ce modèle initial.
Notre hypothèse fait, en regard de celle-ci, une certaine économie de fantastique. Elle suppose une forme de vie stable, qui apparaît et disparaît selon que les conditions sont ou non rassemblées, se manifeste, s'efface, revient au cours des temps. Est-ce un aussi « véritable délire utopique » que celui de Dacqué ? En tout cas, le cours des temps « humains » s'élargissant sans cesse sous nos yeux à mesure que la recherche anthropologique progresse, on est en droit de chercher d'autres explications que celles de l'évolutionnisme.
En 1856, au moment de la découverte des premiers fragments du squelette de l'homme du Néanderthal, il se trouva des experts pour déclarer que l'homme ne remontait pas si loin et qu'il s'agissait des restes d'un sauvage ou d'un idiot. Mais, depuis un siècle, des restes d'hommes fossiles et d'hommes singes, d'époques extrêmement différentes, sont exhumés un peu partout dans le monde, sans qu'il soit aisé, en présence de formes tantôt frustes, tantôt humaines, de reconnaître les filiations et de dresser un arbre généalogique. Le Néanderthalien, qui taillait les fins outils de l'époque moustérienne, faisait des sépultures et communiquait par le langage des connaissances techniques, apparaît aujourd'hui comme un moment de l'histoire humaine (moins cinquante mille ans) incompréhensiblement suspendu dans la nuit des temps. Il serait un produit aberrant de croisements entre un homo habilis infiniment plus vieux, ou un homo sapiens déjà apparu, et les pithécanthropes, une variété de métissage, comme l'homme de Solo, à Java.
Le Dr Leakey, qui depuis plus de quarante ans fouille l'Afrique orientale, découvrait en 1948 au Kenya, les vestiges d'un des premiers maillons de la chaîne qui aurait donné les primates et l'homme, vestiges supposés vieux de quarante à vingt-cinq millions d'années. En 1959, le Dr Leakey révélait le type hominien le plus ancien alors connu, le zinjanthrope australopithèque, qui avait occupé le site d'Olduvai, en Tanzanie, moins cent quatre-vingt mille à moins huit cent mille ans. En 1962, il découvrait le kenyapithecus, remontant à une cinquantaine de millions d'années et qui semble se situer lui aussi dans la lignée des ancêtres hominiens. En 1963, il estimait qu'une nouvelle découverte, celle de l'homo habilis, à Olduvai, remettait en cause toutes les théories sur l'origine de l'homme.