Brusquement la ruelle ne fut plus qu’une moitié de ruelle. Sur sa gauche le mur s’arrêtait et il n’y avait plus que du terrain nu entouré de fils de fer fixés sur des piquets de bois. Il cilla dans la demi-obscurité, car les lampadaires étaient rares. Il aperçut un refuge possible : le terrain désert servait d’emplacement à un entrepôt partiellement démoli et dont seul l’arrière subsistait. Des pancartes usées et couvertes de saleté annonçaient : À VENDRE – DÉMOLITION À TERMINER PAR L’ACHETEUR.
Il agrippa le bas de la clôture comme un animal qui flaire à la recherche d’une brèche par où entrer. Il trouva un endroit que des enfants, probablement, avaient arraché du sol et poussé sur le côté. Sans se soucier de la boue dont il se couvrait, il se glissa sous la clôture et alla trouver refuge dans les ruines.
Comme il se laissait tomber à l’abri d’un mur déchiqueté, l’épuisement, le choc et la peur mêlés, et une vague d’obscurité lui apportèrent le soulagement.
Son réveil fut effrayant aussi. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait en se réveillant, sans ouvrir les yeux – et la première fois qu’il se voyait lui-même.
Le circuit de sa conscience se referma, et des images de boue lui arrivèrent, luttant contre l’évidence de ses sensations familières. Il se sentait engourdi et il avait froid ; il connaissait son poids et la position dans laquelle il se trouvait ; couché sur le dos sur une pile de vieux sacs sales, la tête un peu surélevée par quelque chose de rugueux et de raide. Simultanément il eut conscience d’une demi-clarté grise, et d’une forme maladroite et tordue comme une poupée brisée, avec un visage mou, le sien – le tout vu de l’extérieur. Et mêlé à tout cela, de puissantes sensations physiques : des épaules droites, ce qu’il n’avait jamais eu, et quelque chose de lourd pesant sur sa poitrine, mais tirant vers l’avant et vers le bas – une autre difformité ?
Puis il comprit, poussa un cri, ouvrit les yeux et la peur lui apprit comment s’écarter d’un lien mental non désiré. Il tendit les bras et ses mains s’emmêlèrent à des cheveux graisseux, à trente centimètres de lui.
Un geignement étouffé accompagna sa tentative pour se rendre compte de ce qui l’entourait. En s’évanouissant, il n’était pas tombé sur le dos ; en tout cas il n’était pas tombé sur ce lit improvisé : on l’y avait donc mis. Et c’était sans doute là la personne qui l’y avait mis : cette fille agenouillée à son chevet, le visage lourd et rugueux, les bras épais, des yeux élargis et apeurés.
Peur de moi ! Jamais personne n’a eu peur de moi !
Mais dans l’instant même où il s’apprêtait sauvagement à jouir de cette sensation, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas. La peur était comme une mauvaise odeur dans ses narines. Il lâcha convulsivement la tresse de cheveux qu’il avait saisie, et la peur s’atténua. Il se démena et s’assit, considérant la fille.
Elle semblait avoir seize ou dix-sept ans, quoique son visage ne fût pas maquillé comme il est habituel à cet âge. Elle était râblée, pauvrement vêtue d’un manteau gris foncé sur une robe de coton mince. Ses vêtements étaient propres, mais ses mains souillées de boue.
— Qui êtes-vous ? demanda Howson d’une voix épaisse. Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle ne répondit pas. Au lieu de cela, elle saisit à côté d’elle un sac en papier et lui en fit voir l’intérieur. Il y avait là des miettes de pain, un bout de fromage, deux pommes talées. Intrigué, Howson porta son regard de la nourriture au visage de la fille, se demandant pourquoi elle lui faisait signe, remuant ses grosses lèvres en une parodie de mastication, mais sans rien dire.
Puis, comme par désespoir, elle émit un son bourbeux et inarticulé, et il comprit.
Bon Dieu ! Tu es sourde et muette !
Elle lâcha follement le sac de nourriture et bondit sur ses pieds, le cerveau bouleversé d’incrédulité. Elle avait perçu sa pensée, projetée par sa « voix » télépathique inexpérimentée, et la totale étrangeté de cette sensation avait fait basculer l’esprit déjà mal équilibré de la fille. À nouveau l’écœurant parfum de la peur imprégna la conscience de Howson, mais cette fois il savait ce qui se passait et il lui transmit en retour la vague de pitié instinctive qu’il ressentait pour cette semblable, infirme dans un monde inattentif.
Aussitôt elle se jeta de nouveau à genoux, et cette fois elle laissa tomber sa tête en avant et se mit à sangloter. Il tendit une main incertaine. Elle la saisit avec violence et une larme tiède lui tomba sur les doigts.
Alors il accomplit de nouveau une « première ». Du mieux qu’il put, il formula un message délibéré et le lança sur le chemin incompréhensible nouvellement ouvert dans son esprit. Il essaya de dire N’aie pas peur, et puis Merci de m’avoir aidé, et puis Tu t’habitueras à m’entendre.
En attendant de voir si elle comprenait, il regarda fixement les cheveux ébouriffés, comme s’il pouvait voir là l’avenir étrange et terrifiant à quoi il était condamné.
VII
Quand il y repensa plus tard, il comprit que cette première tentative de communication impliquait tout son futur. Sa réaction instinctive procédait de sa tentative unique et désastreuse pour devenir quelqu’un d’important. Il avait sauté sur la chance de donner des informations au Serpent sans se soucier des conséquences davantage qu’un homme affamé tombant sur un quignon de pain. Dans le moment où il comprenait qu’il était télépathe, il s’était rendu compte qu’il était devenu un criminel – le complice d’un meurtre, pour être précis. Le choc avait affolé sa boussole, inversé brutalement ses points de repère. Il ne voulait rien tant que redevenir obscur, et l’idée d’être télépathe le terrifiait. Tandis qu’il fuyait dans les rues sombres, il aurait juré ne plus vouloir jamais utiliser son don.
Autant vouloir être sourd ! Par un effort de volonté, on peut garder les yeux fermés, mais cette chose qui lui était venue n’était ni vue, ni ouïe, ni toucher ; c’était incomparable et inexorable.
Au début, la sensation était affolante. Et le problème de Howson était décuplé par l’univers bizarre et anormal dans lequel la fille avait vécu jusque-là. Mais paradoxalement, cet univers simplifiait aussi le problème. Car plus Howson en apprenait sur l’infirmité qu’elle avait dû supporter, plus il tendait à se considérer comme chanceux. En face de l’infirme Howson, les gens parvenaient quand même à se rendre compte qu’il était un individu. Mais la sourde-muette n’avait jamais réussi à exprimer autre chose que ses besoins élémentaires, par gestes, de sorte que les gens la considéraient comme une bête.
Le cerveau de la fille était intact. Il y avait un manque, mais c’était dans les nerfs qui reliaient son cerveau à ses oreilles, et dans la forme de ses cordes vocales qui ne pouvaient pas vibrer correctement, mais seulement claquer mollement en produisant un grognement timide. Il semblait pourtant à Howson qu’on aurait pu l’aider. Par les journaux et la télévision, il avait entendu parler de techniques de rééducation. À tâtons, il essaya de comprendre.
D’abord il ne parvint pas à organiser les impressions qu’il puisait dans le cerveau de la fille, car elle n’avait jamais conçu la pensée verbale. Elle utilisait un système d’informations visuelles et tactiles, par longs blocs entrelacés, comme du porridge plein de grumeaux. Tandis qu’il luttait pour lui faire percevoir autre chose qu’une bienveillance rassurante et confuse, elle demeurait immobile et le contemplait et pleurait silencieusement, délivrée d’intolérables années de solitude, trop stupéfaite pour s’interroger sur ce mode de communication.