Il découvrit la clé qu’il cherchait en essayant du réinterpréter ce qu’il lui avait « dit ». Il avait « dit » : N’aie pas peur, et elle avait transformé le concept en un bloc d’images familières, ses sensations de chaleur et de satisfaction. Il avait « dit » : Merci de m’avoir aidé, et suscité l’image des parents de la fille qui souriaient. C’étaient des images rares. Il lutta pour apercevoir ce qu’elle avait vécu.
Les zones de pensée qu’il explora alors étaient singulièrement dédoublées. Une moitié de l’esprit de la fille savait à quoi ressemblait son père en réalité : un traîne-latte des entrepôts, toujours sale, souvent soûl, avec des crises de rage épouvantables et une bouche qui s’ouvrait horriblement pour expulser quelque chose qu’elle comparait à du vomi invisible, parce qu’elle n’avait jamais entendu la parole humaine. À la grande surprise de Howson, elle comprenait largement le rôle de la parole. C’était seulement le beuglement rageur de son père qu’elle considérait avec dégoût.
Mais simultanément, elle conservait de lui une image idéalisée, un mélange d’instants où il s’était habillé élégamment pour aller à des mariages et des soirées, et d’instants où il avait manifesté de l’amour à sa fille, au lieu de la traiter comme un fardeau inutile.
Elle se rappelait à peine sa mère. Elle avait disparu à un moment quelconque de l’enfance de la fille, et avait été remplacée par une succession de femmes de tous âges, de vingt à cinquante ans, dont les relations avec le père n’étaient qu’à demi comprises.
Sur ce fond de saleté, de frustration et de désamour, elle avait conçu un besoin que Howson comprit instantanément car il était comparable à son propre désir d’avoir de l’importance. Bien qu’il lui eût éclaté à la figure, il continuait de languir après ce désir. Mais la fille languissait après la clé du mystère de la parole, porte de verre qui la séparait de tous. En une tentative frénétique pour substituer quelque autre lien à celui qui lui manquait, elle avait développé l’habitude de passer tout son temps à aider les familles du voisinage et à travailler pour elles ; un sourire de remerciement pour avoir gardé un bébé, ou un petit paiement pour avoir fait une course suffisamment simple pour être expliquée par gestes, étaient ses seules nourritures émotionnelles.
Récemment ce soutien lui avait été plus nécessaire que jamais : son père avait bu au point qu’il avait été suspendu de son emploi jusqu’à ce qu’il ait cessé de boire – du moins c’était ainsi qu’Howson avait interprété les souvenirs peu détaillés dans lesquels il avait fouillé. En conséquence, le père avait été plus violent et intraitable que jamais, et sa fille avait dû rester hors de la maison pour l’éviter jusqu’à ce qu’il soit endormi. Elle avait trouvé Howson alors qu’elle venait s’abriter du vent dans l’entrepôt en ruine, et l’avait automatiquement aidé, l’installant sur la pile de sacs et allant lui chercher de la nourriture dans l’espoir d’un peu de gratitude.
Parvenu à ce stade de son enquête tâtonnante, il s’aperçut que sa tête le faisait souffrir. Épuisé de s’être concentré si longtemps, Howson commença de rompre le contact. La fille tendit aussitôt la main et lui saisit la sienne, le regard suppliant. Dans son esprit, informulé mais évident, flamboyait un appel désespéré. Sur le moment en tout cas, Howson ne put envisager rien d’autre que d’accéder au désir de la fille : Reste avec moi !
Elle gloussa, un gloussement inhumain, et elle sourit largement et saisit le sac oublié et le fourra de force dans sa main pour qu’il mange.
Le temps passait sans qu’il en tînt compte. Howson semblait porté par une pure inertie. Les nuits, on faisait des expéditions furtives à la recherche de nourriture, et son don télépathique les avertissait de l’approche d’intrus et leur donnait le temps de s’éclipser. Le jour il y avait toutes sortes de tâches qu’il n’aurait pu espérer accomplir seul.
Caché derrière un mur bas du vieil entrepôt, une sorte d’appentis rudimentaire prit forme. Sans discuter davantage qu’un chien, la fille apportait des vieilles planches et des clous rouillés et trouvait de grosses pierres en guise de marteau. Bien sûr elle était plus forte que Howson. Presque tout le monde était plus fort que lui.
Après leur rencontre initiale, elle ne se sépara jamais de lui. Son père n’était qu’une brume vague, comparé à la présence de Howson qui pouvait réellement communiquer avec elle ; la simple idée de se séparer de lui plus de quelques minutes la terrifiait comme un retour permanent à sa solitude ancienne. Au début il craignait que quelqu’un la recherche. Puis il estima que le risque était négligeable et se soucia de ses propres problèmes.
Il passait de longues heures en muette contemplation, l’esprit assombri de tristesse, songeant à tout l’argent qu’il avait brièvement possédé, à présent dissimulé dans son ancienne chambre et inaccessible – à sa veste et à ses chaussures neuves qu’il n’osait aller chercher. Combien de temps allait s’écouler avant qu’il ose à nouveau s’aventurer dans les rues ? Il ne pouvait le dire. Une ou deux fois il capta les pensées détachées d’un policier en patrouille et sut que son signalement était encore en circulation.
Cette existence sordide, végétale, qui était la seule dans laquelle il se sentait en sécurité, commença à lui peser après quelques jours. Puisqu’il ne pouvait s’en échapper physiquement, il s’en échappait mentalement, rêvassant comme il le faisait autrefois mais tâchant d’ajuster son don nouveau à l’ensemble.
Les films qu’il avait vus sur les télépathes lui fournissaient un canevas tout prêt. Par curiosité, il s’enquit auprès de la fille de son intérêt pour le cinéma et la télé et découvrit ce qu’il espérait – à savoir que les intrigues lui importaient peu car elle avait du mal à les suivre sans le dialogue, mais que la couleur et la fascination de l’image l’obsédaient.
En tâtonnant – car il était las du vieux fantasme dans lequel le père riche et la mère aimante venaient réclamer leur enfant perdue et lui faisaient don de la parole –, il essaya de comprendre ce qui lui avait manqué. Et tandis qu’ils se pelotonnaient, cherchant la chaleur dans leur appentis rudimentaire, il élabora mentalement d’immenses mélodrames dans lesquels il était grand, séduisant et avait le dos droit, et elle, jolie, toute en formes, et habillée de façon séduisante.
Le monde réel et cruel commença de paraître de moins en moins important ; le peu qu’il en voyait lui semblait plus crasseux que jamais. Il en vint progressivement à penser que s’il n’avait plus jamais affaire à lui, il pourrait être heureux.
Pourtant, pendant tout le temps où il se cachait du monde, il parlait de lui-même à ce monde.
Le communicateur ajusta le casque à l’anneau qui lui entourait le cou, s’isolant de l’univers en ce qui concernait tous les canaux sensoriels normaux. Aveugle, sourd, suspendu en apesanteur, il se laissa sceller dans le compartiment isolé du satellite qui se balançait en contournant la Terre, et s’aligna sur la parcelle de conscience qui dérivait présentement vers la lueur rouge de Mars. Il utilisa les techniques du yoga pour se relaxer, rendant son esprit réceptif à l’impact des messages qui parvenaient par-delà dix millions de kilomètres.