Howson ferma les yeux. Il était tout à fait certain que la suggestion avait été implantée dans son esprit par Waldemar mais ça n’avait pas d’importance. Seul importait le fait qu’il fût satisfait de ce qui arrivait, et que l’avenir ne lui fît plus peur.
Un petit gloussement mental lui parvint de Waldemar et il s’endormit.
LIVRE II :
Agitat
IX
Howson était assis, contemplant avec ennui Oulan-Bator au-dessous de lui, et songeant à quel point la situation de ce lieu était identique à la sienne. Il pouvait en percevoir l’humeur collective ; pour le reste de sa vie il serait interminablement soumis à une espèce de climat émotionnel, somme des esprits qui l’entouraient.
L’humeur de la ville était plutôt sans grâce, provinciale, bien que ce fût une capitale. La forme changeante de l’univers – les transports, le commerce, les moyens de communications – l’avait précipitée dans l’époque moderne ; c’était à présent un lieu couvert de belles tours blanches et de larges avenues, accueillant toute sorte de voyageurs. Dans le tumulte de cette transformation, les vieillards ne pouvaient que s’étonner de ce qui les avait frappés, et ils avaient perdu depuis longtemps leur enthousiasme pour un passé plus simple.
Lui aussi avait été dépassé par un changement qu’il n’avait pas souhaité et qu’il pensait ne pouvoir accepter que si d’autres changements – qu’il avait désirés, ceux-là – devenaient possibles.
Et pourtant ils n’avaient pas manqué de bonté à son égard. Ils s’étaient donné beaucoup de mal. Mis à part les examens médicaux extraordinairement compliqués auxquels leurs spécialistes l’avaient soumis – et cet hôpital d’Oulan-Bator était le centre de soins le plus important de l’O.M.S. dans toute l’Asie, et son personnel qualifié en conséquence – il y avait bien des signes mineurs de luxe, comme ce fauteuil dans lequel il était assis. Ce siège avait été subtilement conçu pour s’adapter à lui, Gerald Howson ; il était plus petit que les sièges ordinaires, et son rembourrage coïncidait avec ses malformations. Le lit avait été conçu pour lui également, de même que l’équipement de la salle de bains, et tout le reste.
Mais il n’avait pas désiré tout cela. C’était comme d’être aidé à monter dans un autobus : un rappel détestable de son infirmité.
Il y eut des coups à la porte. Automatiquement, il dirigea son attention vers le visiteur – non, les visiteurs. Jusque-là, il n’avait accepté presque aucun entraînement systématique de son don, mais il y avait des télépathes avertis dans l’équipe permanente de l’hôpital, et le seul fait d’être auprès d’eux avait accru son pouvoir de contrôle et sa sensibilité.
À voix haute et télépathiquement aussi, il dit d’un ton altéré par l’ennui :
— Ça va bien, entrez.
Pandit Singh se montra le premier. C’était un homme solidement bâti, avec une tendance à l’embonpoint, une barbe soigneusement peignée et des yeux pénétrants. Il était à la tête du service de thérapie A – en d’autres termes, responsable de tous les traitements neurologiques et psychologiques conduits dans cet hôpital. Tout le monde – y compris Howson – l’aimait.
Derrière lui venaient Danny Waldemar et une neurologue de l’équipe, Christine Bakwa, que Howson avait rencontrée auparavant au cours d’un des nombreux examens qu’il avait subis. Elle ne parvenait pas très bien à discipliner la verbalisation de ses pensées – les plus accessibles à la « vision » télépathique ordinaire – et avant même qu’elle soit entrée dans la pièce, Howson avait appris d’elle la plupart des choses que Singh avait à lui dire.
Néanmoins, il fit un geste sec pour les inviter à s’asseoir et fit pivoter son propre siège sur ses gonds rembourrés pour faire face à Singh.
— Bonjour, Gerry, dit Singh. J’ai appris que votre amie était venue vous voir. Comment va-t-elle ? J’avais l’intention de bavarder un peu avec elle, mais j’ai été trop occupé.
— Elle va bien, dit Howson.
Et en effet, elle commençait à utiliser les impulsions transmises par les rouleaux à vibrations que les chirurgiens avaient implantés dans ses oreilles, ainsi que les cordes vocales de plastique bio-activé qui avaient remplacé les siennes. On lui avait promis qu’elle parviendrait à acquérir une voix, hésitante peut-être, mais musicale et capable de parler, une fois qu’elle aurait terminé son apprentissage. Howson réprima la jalousie que lui inspirait sa joie enfantine, et ajouta la question dont la réponse le faisait toujours réagir :
— Et moi ?
Singh le regarda sans ciller.
— Vous savez que j’ai de mauvaises nouvelles pour vous. Il n’était pas concevable que je vous le cache. (Il soupira, puis fit un geste en direction de Christine Bakwa qui lui tendit une liasse de feuilles de papier qu’elle sortit de sa serviette.) Pour commencer, Gerry, il y a le problème de votre grand-père. Le père de votre mère.
— Il est mort bien avant ma naissance.
— C’est juste. Vous a-t-on jamais dit pourquoi il est mort si jeune ?
Howson secoua la tête.
— C’était ce qu’on appelle un hémophile – en d’autres termes, quelqu’un qui perd son sang. Sang auquel manque la dose normale d’enzymes. Il n’aurait jamais dû avoir d’enfants. Mais il en a eu, et par votre mère, vous avez hérité de sa maladie.
— Je te l’ai dit, intervint Danny Waldemar. Quand nous t’avons embarqué à bord de l’hélicoptère. Tu te souviens ? Je t’ai dit que nous t’avions administré de la prothrombine qui est un agent coagulant de synthèse. Tes écorchures et tes ecchymoses ont toujours mis longtemps à guérir, n’est-ce pas ? Une sérieuse hémorragie – un saignement de nez, par exemple – t’aurait envoyé à l’hôpital pour un mois, et aurait pu tout aussi bien te tuer. Tu as de la chance d’être en vie.
Vraiment ?
Howson garda le contact télépathique au même niveau, mais il était si amer que Waldemar tressaillit visiblement.
Sing échangea un coup d’œil avec son compagnon.
— Je suis désolé, Gerry. Vos coupures se cicatrisent dans une proportion de moitié inférieure à celle habituelle chez une personne normale. Et tout accident plus sérieux qu’une coupure – un os brisé, par exemple – ne guérirait probablement pas du tout. Et paradoxalement c’est ce qui a fait de vous le télépathe le plus prometteur qui soit venu à notre connaissance depuis Ilse Kronstadt. Laissez-moi vous expliquer.
Il leva la feuille de papier de manière à la rendre visible à Howson. C’était une grande représentation en noir et blanc d’un cerveau humain. À la base du cortex, on avait tracé à l’encre une petite flèche rouge.
— Vous avez probablement capté la plupart des choses que je vais vous dire, fit-il. Comme Danny l’a souligné à votre première rencontre, vous n’aurez jamais de mal à comprendre ce qu’on vous fera et pourquoi on vous le fera. Mais je vais continuer, si ça ne vous ennuie pas ; n’étant pas télépathe, j’organise mieux les mots que les concepts non verbalisés.
Howson hocha la tête, regardant le dessin avec détresse.
— Les informations sont stockées dans le cerveau plutôt aisément, poursuivit Singh. Il y a toute cette capacité d’emmagasiner, voyez-vous. Mais il y a certaines zones où sont normalement concentrées des données particulières, et ce que nous appelons « l’image du corps » – sorte de référence standard de l’état de notre corps – est entreposé à l’endroit marqué par la flèche. Un grand nombre des données nécessaires pour guérir se trouvent là, au niveau cellulaire, bien entendu, mais dans votre cas, le processus est défectueux – à preuve votre hémophilie. On pourrait prétendre pallier cela à l’aide d’une stimulation artificielle de votre centre « d’image du corps », s’il n’y avait le paradoxe que j’ai mentionné. (Il prit un autre dessin, représentant le cerveau vu d’en bas, et marqué aussi d’une flèche rouge.) À présent, voici un cerveau typiquement moyen, comme le mien ou celui de Christine. La flèche rouge indique un groupe de cellules appelé l’organe de Funck. Il est si petit que son existence même a été ignorée jusqu’à la découverte des premiers télépathes. Dans mon cerveau, par exemple, il est constitué par une centaine de cellules, pas très différentes de leurs voisines. Notez son emplacement.