À nouveau, il tira un autre feuillet du dossier. C’était une grande plaque de radio aux rayons X, représentant le tracé en blanc d’un crâne avec la mâchoire et les vertèbres du cou.
— Vous vous souvenez que nous avons fait des radiographies de votre tête, Gerry, après vous avoir administré une substance opacifiante qui – hmmm – « colore » sélectivement les cellules dans l’organe de Funck. Regardez le résultat.
Howson posa un regard engourdi sur l’image.
— Cette masse blanchâtre à la base du cerveau, dit Singh, c’est votre organe de Funck. C’est le plus grand, d’au moins 20 %, que j’aie jamais vu. Potentiellement, vous possédez la faculté télépathique la plus puissante au monde, car c’est l’organe qui réagit aux impulsions des autres systèmes nerveux. Vous êtes capable de faire face à une quantité d’informations qui fait chanceler l’esprit.
— Et cela fait de moi un infirme, dit Howson.
— Oui. (Lentement, Singh écarta le cliché.) Oui, Gerry. Cela remplit l’espace occupé habituellement par l’image corporelle, et en conséquence nous ne pouvons rien faire pour redresser votre corps. Toute opération suffisamment importante pour vous aider suffirait aussi à vous tuer.
— Eh bien, Danny ? demanda Singh lorsqu’ils eurent regagné son bureau.
Le télépathe, dont la spécialité était la recherche et l’entraînement de nouveaux membres de son espèce, secoua lentement la tête.
— Il n’a aucune raison de coopérer, dit-il. Seigneur, est-ce que vous le blâmeriez ? Songez à son calvaire ! Son visage, chaque fois qu’il le voit dans un miroir, semblable à celui d’un enfant idiot sur le point de vomir ! Quelle compensation y a-t-il à devenir télépathe après vingt ans de cela ? J’ai capté des choses dans son esprit… (Il s’interrompit, déglutissant péniblement.) Réfléchissez ! il a d’abord été capté sur orbite par communication spatiale, tant sa « voix » est potentiellement la plus puissante de l’histoire. Mais sa voix réelle n’a jamais mué – ce grotesque sifflet de castrat ! Il n’a jamais perdu ses dents de lait. Seigneur ! et c’est tant mieux, si l’on considère son hémophilie, mais songez à ce que cela a fait à sa psyché. Il se passe trois mois avant que ses cheveux poussent assez pour qu’il aille chez le coiffeur. Il ne lui est jamais venu la moindre ombre de barbe. Quant à la sexualité, il en a acquis des attitudes superficielles mais n’en a jamais éprouvé les émotions ; que lui arrivera-t-il la première fois où il sera en contact avec quelqu’un qui aura un mauvais problème sexuel ? Dieu seul le sait.
— Ne pourrions-nous nous attaquer à cela ? suggéra Singh.
— Pas question ! Sérieusement, vous n’avez pas envie d’aggraver son état ; croyez-moi, c’est ce qui arriverait si vous le rendiez sexuellement apte à l’aide d’hormones, tandis que vous le laisseriez dans ce corps difforme. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr que vous pourriez réussir ; son image corporelle est si loin de la normale que je n’ose même pas imaginer comment il réagirait aux hormones.
— Ce que je pensais, intervint Christine Bakwa, et elle s’interrompit…
Waldemar lui jeta un regard.
— Vous vous demandiez si vous pourriez démonter son esprit et le remonter ensuite, hein ? Pour liquider la terrible jalousie qu’il a conçue envers son amie ?
— Oui. (La neurologue eut un geste vague.) Je vois pourquoi il est tellement jaloux. Il a vu comme il a été facile de donner à son amie l’ouïe et la parole. Inconsciemment, il lui paraît impossible que nous ne puissions l’aider aussi.
— Le problème, dit Waldemar, c’est qu’il est puissant.
— Je pensais que vous arriviez à le contrôler, quand vous l’avez repéré pour la première fois.
— Brièvement. Je n’y serais jamais parvenu s’il n’avait ressenti une terrible souffrance en percevant qu’il était responsable de la douleur de l’homme dans l’accident de l’hélicoptère. Et il a rompu mon emprise, d’ailleurs. Non, à l’état normal il serait capable de résister à toute tentative d’interférer avec son esprit. Et je ne suis pas sûr que le télépathe qui s’y essaierait conserverait son équilibre.
Il y eut un moment de silence. Il fut rompu par le bourdonnement atténué de l’interphone sur le bureau de Singh. Pesamment, Singh pressa une touche.
— Oui ?
— M. Hemmikaini demande à vous voir, Dr Singh.
— Oh, très bien. Faites-le monter. (Singh coupa le contact et regarda ses compagnons.) C’est un des Assistants Spéciaux du Secrétaire Général des États-Unis. Je suppose que je ferais mieux de me soucier de ce qu’il veut plutôt que de passer tout mon temps à penser à Howson. Mais avec le potentiel que représente Howson…
Waldemar se leva et acheva la phrase à sa place :
— On souhaiterait que le reste de ce foutu monde cesse de nous tracasser pendant quelques jours et nous laisse franchir le mur de sa haine ! Quelqu’un doit établir un jour si nous autres télépathes avons causé plus d’ennuis que nous n’en avons épargné.
Il fit un vilain sourire à Singh et quitta la pièce.
X
Hemmikaini était un homme grand, au visage rond, avec des cheveux blonds coupés extrêmement court et une peau très rose. Il avait l’air de ce qu’il était : un cadre efficace et qui réussit dans son métier. Seule la nature de ses fonctions était inhabituelle. Il tendit à Singh une main aux doigts charnus puis posa son porte-documents noir sur le coin du bureau, s’assit dans un fauteuil et se laissa aller en arrière.
— Bien. Vous savez qui je suis, Dr Singh. Vous savez également que le temps est précieux, aussi ne le gaspillerai-je pas en vaines politesses. Nous avons un problème. Les réponses des ordinateurs indiquent que nous avons besoin de quelqu’un doté de capacités de l’ordre de celles que possède Ilse Kronstadt. Donc nous avons besoin d’elle – elle est unique en son genre. Cependant, la requête que nous avons introduite auprès de votre directeur en chef, afin qu’elle soit libérée de ses fonctions, a reçu en guise de réponse la suggestion que quelqu’un vienne vous voir. Pourquoi ?
Singh posa ses coudes sur le bureau, baissa les yeux sur ses mains et joignit méticuleusement le bout de ses doigts.
— En fait, dit-il sans lever la tête, ce que vous voulez savoir c’est ce qu’elle peut bien faire ici que nous considérions plus important qu’une opération de pacification des Nations Unies.
Hemmikaini cilla et, après un temps, approuva.
— Puisque vous le dites si brutalement, c’est vrai.
Singh émit un grognement rêveur.
— C’est encore l’Afrique du Sud, je suppose ?
— Facile à deviner, si vous avez lu les journaux. Mais je corrigerai une chose. (Hemmikaini se pencha en avant d’un air solennel.) Ce n’est pas seulement « encore l’Afrique du Sud » comme vous dites ! Depuis la Migration Noire – quand la moitié de la force de travail africaine a quitté le pays – c’est une épine dans notre chair ; ça l’était, du moins ! Nous sommes revenus, encore et encore après chaque flambée de terrorisme et de violence, pour canaliser la chose, et nous pensions avoir finalement résolu le problème. Ce n’est pas le cas… pas tout à fait. Mais cette fois nous voulons faire ce que nous espérions faire depuis le moment où nous avons disposé de télépathes.