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— Vous voulez empêcher la chose avant qu’elle se produise, murmura Singh.

— Exactement. Nous avons presque assez de données à présent. Makerakera se trouve là-bas depuis trois mois, avec tout le personnel dont nous disposons. Mais la ligne de rupture est trop proche. Nous avons besoin d’Ilse Kronstadt pour venir à bout de la situation.

Singh se leva abruptement de son bureau et marcha vers la fenêtre. Appuyant sur la commande de « complète transparence », il contempla Oulan-Bator. Il tournait le dos à Hemmikaini.

— Je crains que vous ne puissiez l’avoir.

— Quoi ? Dites-donc, Dr Singh !… (Hemmikaini gloussa en se rendant compte de sa brusquerie et reprit d’un ton plus poli :) Est-ce là la réponse du Dr Kronstadt ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. La proposition ne lui a même pas été soumise.

— Dans ce cas que diable voulez-vous dire ?

Cette fois, Hemmikaini n’essayait plus de garder son calme.

— Vous devez certainement vous être demandé pourquoi Ilse a quitté l’Agence de Pacification de l’O.N.U. alors qu’elle a pratiquement été la pionnière des techniques de contrôle non violentes avant qu’elles soient devenues une pratique courante.

— En effet.

— Alors ?

— Eh bien… Je suppose qu’elle désirait un changement. Pour l’amour du ciel, elle a assez souvent travaillé elle-même jusqu’à l’épuisement.

— Plus loin que jusqu’à l’épuisement, M. Hemmikaini. (À présent, Singh se tournait vers lui et la lumière extérieure soulignait les traînées grises de ses cheveux et de sa barbe.) Ilse Kronstadt n’est plus guère qu’une femme morte.

Les lèvres rose vif de Hemmikaini s’entrouvrirent. Mais aucun son ne s’en échappa.

— Habituellement, poursuivit inexorablement Singh, une personne aussi indispensable qu’Ilse est suivie par des médecins, des psychologues, par une horde d’experts. Une série de crises se sont produites, il y a quelques années : l’Inde, l’Indonésie, le Portugal, la Lituanie, la Guinée, les unes après les autres – et les précautions en question ont été momentanément négligées. À la suite de quoi, nous avons découvert une tumeur maligne dans le cerveau de Ilse. Si nous nous y étions pris à temps, nous aurions pu l’extraire par la micro-chirurgie ; un peu plus tard, nous aurions pu recourir aux ultrasons et au bombardement d’électrons. Mais les choses se sont passées de telle sorte qu’il est à présent impossible de l’extraire – par petite ou grande chirurgie – de dessous le cortex.

— Oh mon Dieu, fit Hemmikaini. (Il ne regardait pas Singh ; sans doute ne le pouvait-il pas.) Vous voulez dire qu’il faudrait trancher dans l’organisme télépathique pour l’atteindre.

— C’est cela même.

— Est-ce qu’elle sait ?

— Avez-vous jamais essayé de cacher quelque chose à un télépathe ? (Singh tourna ses mains en l’air comme s’il faisait tomber de la poussière amassée sur ses paumes.) Vous ne pouvez pas l’avoir, M. Hemmikaini. Aussi longtemps qu’elle reste ici nous pouvons la maintenir en vie et ménager son énergie. Ce n’est pas exactement une invalide. Elle mène une vie semblable à celle de n’importe quelle personne de l’équipe – mais elle n’entreprend qu’un seul type de travail, et même cela, rarement.

Hemmikaini se lécha les lèvres.

— Quel travail ?

— Savez-vous ce qu’est un groupement catapathique ? demanda Singh. Et comme l’autre secouait la tête, il expliqua : C’est une expression bâtarde, fabriquée à partir de « catalepsie » et « télépathie ». De temps en temps, il arrive qu’un télépathe révèle une personnalité inadaptée. Soit qu’il entreprenne un travail trop lourd pour lui, ou simplement qu’il ne puisse faire face aux responsabilités qui découlent de son don. Ou encore qu’il trouve le monde insupportable d’une façon générale.

Singh songea fugitivement à Howson, infirme et physiquement sous-développé.

— Ceux-là, poursuivit-il, préfèrent se réfugier dans la fuite en se créant un monde imaginaire plus supportable. D’ailleurs tout le monde le fait, à l’occasion. Mais un télépathe peut réaliser ça sur une grande échelle. Il peut se procurer un auditoire – jusqu’à huit personnes s’il est puissant – et l’entraîner avec lui dans sa « fugue ». Nous les appelons des personnalités « réflexives » ; elles font office de miroir pour le télépathe et nourrissent son moi. Quand ça se produit, elles oublient non seulement le monde réel mais aussi leur propre corps. Elles ne ressentent plus ni faim, ni soif, ni douleur. Et comme vous pouvez l’imaginer, elles ne veulent plus se réveiller.

— Ils ne se réveillent jamais ? demanda Hemmikaini.

— Si, en fin de compte. Mais, voyez-vous, ne ressentir ni faim ni soif ne signifie pas qu’ils n’existent pas. Au bout de cinq ou sept jours leur cerveau subit des dégâts irréversibles, et ce qui les réveille finalement est la chute de leur pouvoir télépathique au-dessous du niveau nécessaire pour maintenir l’ensemble des liens. Et à ce stade, ils ont dépassé tout espoir de guérison.

— Qu’est-ce que cela a à voir avec Ilse Kronstadt ?

— Même un télépathe inadapté est précieux, dit Singh. Il y a une chance de sauver un groupe catapathique s’il est détecté à temps. Il faut casser le monde imaginaire et même le rendre moins supportable que la réalité. Et Ilse est la seule personne vivante capable d’y parvenir. Aussi, M. Hemmikaini (il se permit un sourire amer), ai-je une réponse à votre question : quel travail peut être plus important pour Ilse qu’une mission majeure de pacification de l’O.N.U. ? Elle a sauvé pour l’avenir presque deux douzaines de télépathes ; collectivement ils ont fait beaucoup plus que ce qu’elle aurait accompli, même si elle était en bonne santé.

Hemmikaini demeura silencieux un moment.

— Combien de temps lui reste-t-il à vivre ? demanda-t-il enfin.

— Elle peut mourir d’épuisement au cours de la prochaine séance thérapeutique. Elle peut vivre encore cinq ans, c’est une supposition.

De nouveau le silence. Puis l’homme de l’O.N.U. rassembla ses esprits et se leva.

— Merci pour cette explication, Dr Singh. Je suppose qu’il ne nous reste qu’à faire au mieux sans elle.

C’est plus tard dans la journée que Singh, mû par une étrange impulsion, se rendit dans l’appartement qu’occupait Ilse Kronstadt dans l’aile ouest de l’hôpital. Il la trouva assise devant une machine à écrire, ses mains à l’ossature fine volant sur les touches comme des oiseaux-mouches, le doux bourdonnement du moteur emplissant l’air.

— J’ai décidé d’écrire mon autobiographie. (Elle eut un sourire malicieux.) Un futur best-seller, m’a-t-on dit ! Oh, asseyez-vous, Pan ! Pas de cérémonie avec moi, n’est-ce pas ? Surtout que je vous ai envoyé chercher.

La surprise se dissipa à l’instant où elle naissait dans l’esprit de Singh. Il gloussa et prit un siège. Ilse Kronstadt posa son coude sur le dossier de son fauteuil et appuya son menton pointu dans sa main.

— Vous êtes soucieux, Pan, dit-elle, redevenant brusquement sérieuse. Cela rend cet endroit sinistre depuis des jours. Principalement à cause de ce novice que Danny a ramassé, le pauvre ! Mais ce matin, j’ai senti que je baignais dedans, de sorte qu’il fallait qu’on bavarde un peu. J’ai attendu que vous ayez un moment. Vous appréciez, j’espère ?