— Aviez-vous réellement besoin de m’envoyer chercher, Ilse ?
Singh savait que sa pensée avait jailli avec trop de force dans son esprit pour qu’il lui fût possible de la déguiser.
— Oui, Pan. (Les mots tombaient comme des cailloux.) Cela empire. J’ai besoin d’économiser mon pouvoir télépathique, à présent. Je me fatigue vite et mon esprit s’obscurcit. Cela me fait me sentir très vieille.
Il y eut un silence, et elle poursuivit sans le regarder :
— Vous savez, j’aurais aimé me marier, avoir des enfants… Je crois que j’aurais essayé – en dépit de tout – si je n’avais su de l’intérieur l’enfer que c’est d’être un enfant non télépathe et d’avoir des parents télépathes.
— Oui, murmura Singh.
— Donc ! fit Ilse avec une gaieté forcée. Donc, l’autobiographie. Je peux au moins laisser des mots derrière moi. À présent, dites-moi ce qui m’a amenée dans le schéma de vos soucis.
Singh ne se donna pas la peine de parler ; il se contenta simplement de mettre les faits en ordre dans son esprit afin qu’elle pût les passer en revue.
Elle soupira.
— Vous avez raison, naturellement, Pan. Je ne pourrais faire face à une situation si complexe – plus maintenant. (Elle bougea comme pour chasser un mauvais rêve.) Enfin, il y a eu des gens qui deviennent aveugles, qui deviennent fous, depuis l’aube de l’histoire. Après tout, je suis encore humaine ! À propos, Danny est-il arrivé à quelque chose avec son novice ?
— Pas encore. Voilà pourquoi le souci me dévore, bien entendu.
— Quelle honte, bon sang ! Parfois, je pense que j’ai eu une chance incroyable, malgré tout, Pan. Au moins, j’ai eu des parents intelligents, une enfance saine, une éducation de premier ordre… Mais dans son cas, c’est une véritable catastrophe, n’est-ce pas ? Orphelin, infirme, hémophile…
— Avez-vous des idées qui pourraient aider Danny ?
— Vous retardez, Pan. (Elle eut un rire rauque.) Il y a huit jours que Danny m’a demandé si je pouvais l’aider.
— Et vous pouvez ?
Son visage se ferma, comme si une lueur s’était éteinte.
— Je n’ose pas, Pan, dit-elle sombrement.
XI
Peu après vint le moment où ils commencèrent à laisser Howson seul et – comme il était assez honnête pour l’admettre lorsqu’il avait prise sur lui-même – cela devint aussi une source de rancœur.
Bien sûr, ce n’était là que la moitié du problème. L’autre moitié lui faisait face dans les miroirs. Jusque-là c’était facile à comprendre. D’autres choses le troublaient un peu. La manière délicate dont Waldemar recherchait le contact avec lui fut longtemps un mystère pour lui après son arrivée à Oulan-Bator ; un jour pourtant, le contrôle qu’exerçait Waldemar sur l’explication se relâcha, et la raison de son attitude apparut au grand jour. Il craignait que Howson devienne fou, et l’éventualité d’un télépathe fou disposant du pouvoir de Howson était froidement effrayante.
Plus terrifiante encore fut la découverte que fit Howson après que l’idée eut germé dans son esprit : la fuite dans la folie exerçait une horrible fascination sur lui, parce que c’était la possibilité d’exercer un pouvoir sans frein, sans causer une souffrance qu’il éprouverait à son tour – comme lors de l’accident d’hélicoptère.
Avant l’incident qui détourna de lui l’attention de tous, on lui avait permis de se promener dans l’hôpital, et il avait trouvé cela suffisamment intéressant pour boitiller parfois dans les couloirs sans être dérangé par le personnel qui avait été chapitré par Singh. Il avait ressenti pourtant des vagues de jalousie dévorante chaque fois qu’il avait rencontré un patient en train de se remettre d’une affection mentale ou physique, aussi préférait-il à présent rester dans sa chambre à broyer du noir et laisser son imagination vagabonder. Cela, il ne pouvait l’empêcher ; comme il l’avait appris lors de l’apparition de son don, il n’y avait aucun moyen, simple, comme fermer les yeux, qui pût interrompre le phénomène.
Les télépathes de l’équipe étaient naturellement les plus faciles à capter, mais il hésitait à entrer en contact avec eux ; il percevait, quand il s’y risquait, une amitié fondamentale mais pour ainsi dire décolorée. En effet, il leur semblait si évident que tout télépathe devait se réjouir de son don, qu’ils étaient stupéfaits et désagréablement troublés par la dépression de Howson.
D’ailleurs, tous sauf un se souciaient essentiellement de leur travail. L’exception était un esprit qui illuminait toute une aile de l’hôpital, avec un éclat si vif qu’il dissimulait l’esprit qui se trouvait derrière. Howson avait sondé les confins de ce rayonnement et perçu une aura de pouvoir confiant ; puis, de manière inattendue, un trouble surgit dans cette personnalité, et l’aura s’assombrit et s’éteignit presque. Percevoir le phénomène, c’était comme d’imaginer une étoile que la lassitude fait pâlir. Cela dépassait les possibilités de Howson ; il préféra diriger son attention ailleurs.
Il avait demandé, bien sûr, à qui appartenait ce remarquable esprit, et la réponse – à savoir s’il s’agissait de la presque légendaire Ilse Kronstadt, dont s’inspirait un personnage du film qu’il avait vu en compagnie de l’homme en brun – cette réponse lui avait encore moins donné envie de la tarabuster.
Il y avait aussi des non-télépathes qui se détachaient du lot. Singh était le plus frappant d’entre eux. Il avait l’esprit clair comme de l’eau de roche, et l’on pouvait y plonger sans jamais atteindre le fond de sa compassion. Mais dans ce cas aussi, Howson préféra ne pas sonder. La conscience de Singh était trop préoccupée par Howson lui-même, par son drame, par l’impossibilité manifeste de remédier à sa difformité.
Il s’attacha à des esprits plus ordinaires – personnel hospitalier et patients. Il procéda d’abord avec d’extrêmes précautions, puis se risqua davantage en même temps que grandissait sa confiance dans ses capacités, et il passa alors de longues heures dans une contemplation qui lui plaisait comme lui plaisaient naguère la télévision et les films. Ce spectacle-ci était tellement plus riche qu’au bout de sa première semaine de séjour, il n’alluma plus jamais le téléviseur placé dans le coin de sa chambre.
L’hôpital abritait des malades et un personnel de plus de cinquante nationalités différentes. Leurs langues, leurs coutumes, leurs espoirs et leurs peurs le fascinaient interminablement, et lorsqu’il revenait à la réalité, ivre des expériences partagées dans ces voyages au travers de dizaines d’esprits, il se trouvait sérieusement tente de céder aux demandes de Singh et de Waldemar.
Pourtant il résistait encore. Il y avait dans l’hôpital une catégorie de patients qu’il ne pouvait ignorer et qui le faisait parfois se réveiller au milieu de la nuit, trempé de sueur, en proie à une terreur sans nom. C’étaient les malades mentaux, perdus dans leur monde sans logique, et c’était bien entendu avec eux que se faisait le travail des télépathes.
Une fois – une seule – il « regarda » un psychiatre télépathe aux prises avec une séance de thérapie. Le malade était un paranoïaque atteint de jalousie sexuelle obsessionnelle, et le télépathe tentait de déterminer les souvenirs fondamentaux dans lesquels s’enracinait la maladie. C’était bien entendu un travail trop complexe pour que la télépathie à elle seule en vint à bout ; une fois les souvenirs fondamentaux identifiés, il faudrait utiliser l’hypnose, recourir aux médicaments, avec une régression dans le coma pour que l’homme en finisse avec son passé. Pour le moment, en tout cas, son cerveau était un enfer de tourments irrationnels, et le télépathe devait s’y frayer un chemin comme à travers une jungle peuplée de monstres.