Non loin de là, Ilse Kronstadt s’était installée au milieu d’un dispositif similaire. Sur un siège à ses côtés se tenait un jeune homme au visage pâle et anxieux récemment nommé télépathe réceptif et qui lui servait de surveillant de thérapie. Une fois qu’elle aurait pénétré dans le monde d’autoglorification de Phranakis, il lui serait impossible de communiquer verbalement avec les médecins qui supervisaient le processus. Par tours de garde successifs, ce jeune homme ainsi que trois autres « écouteraient » ses luttes et en feraient le rapport aux médecins.
Les uns après les autres, les techniciens, les spécialistes, les télépathes, saluaient Singh qui se tenait au pied du lit de Ilse Kronstadt. Elle paraissait très petite et vieille, étendue au milieu de l’appareillage du lit, et bien qu’elle ne lui en eût rien dit, il savait qu’elle avait peur.
— Nous sommes prêts, Ilse, dit-il du ton le plus égal qu’il put prendre.
— Moi aussi. (Elle n’ouvrit pas les yeux.) Vous pouvez rester silencieux à présent.
Puis, sans autre signal, elle se laissa aller. Comment on s’en rendait compte, jamais Singh n’avait été capable de le comprendre, mais on ne pouvait s’y tromper : elle était là, consciente et présente à son corps, et l’instant d’après, ce n’était plus qu’une coquille tandis qu’elle se trouvait dans un autre univers.
Il laissait ses yeux douloureux fixés sur le visage pâle du gardien et fut effrayé au bout de seulement deux minutes de lire sur ses traits un choc de surprise. Au même instant, Ilse s’agita.
— C’est dur… dit-elle d’une voix lointaine. À présent, j’ai l’image de sa fantasmagorie. Il est le héros, le défenseur d’Athènes, le chéri des dieux et l’idole du peuple… Je ne peux pas m’introduire, Pan ! Pas sans me rendre tellement visible qu’il rassemblera toute sa volonté pour me résister.
— Prenez votre temps, dit Singh d’un ton rassurant. Il y a sûrement une chance de pouvoir introduire un personnage-écran dans sa fantasmagorie. Cela peut prendre du temps, mais cela viendra.
— Sa maîtrise est fabuleuse, Pan. Les effets schizoïdes secondaires sont incroyablement contrastés. Et il les tient de ses personnalités réflexives autant que de lui-même.
Singh se mordit la lèvre. Seuls de superbes pouvoirs d’autodépréciation pouvaient créer des personnalités schizoïdes secondaires. Des individus jouant leur rôle dans un drame, dont les idées et les réactions n’étaient observables et contrôlables que par le moi des télépathes. Cependant, il continuait de l’encourager.
— Cela devrait faciliter les choses ! Il ne sera pas surpris de voir apparaître un intrus.
— Il n’a laissé aucune place pour des intrus ! objecta-t-elle dans un cri. C’est comme un bouton de fleur ; il est complet et tout ce qu’il peut faire c’est s’épanouir et être parfait !
Si désespéré que fût son désir de trouver une réponse rassurante, Singh n’y parvint pas. Le fantasme de Phranakis devait l’avoir accompagné pendant des années, nourri par son inconscient, poli et perfectionné jusqu’au moment où il avait pu le dérouler comme un film sans aucune des hésitations ou des doutes qui auraient pu permettre l’irruption déguisée d’un thérapeute.
— Prenez patience, Ilse, dit-il d’une voix épaisse. Quand la situation n’offrira plus d’espoir, nous perturberons ses rythmes cérébraux et nous vous ferons entrer.
Pas de réponse. Pourquoi y en aurait-il eu ? D’autres, des thérapeutes de moindre envergure, avaient fait appel à des moyens aussi brutaux ; Ilse Kronstadt n’en avait jamais eu besoin. Déjà, avant même qu’on ait commencé le travail, un amer parfum de défaite flottait dans la pièce.
Alice de l’autre côté du miroir : un chemin qui tournait toujours sur lui-même, quelle que fût la façon dont on luttait pour atteindre son but.
Effrayé par le mystère de ce qui se passait au point de ne pouvoir s’en arracher, Howson saisissait cette image mentale et d’autres, dans les esprits de ceux qui tentaient de guérir Phranakis. C’étaient des indices, rien de plus : des marques personnelles accrochées au groupe catapathique par ceux qui trouvaient intolérables les concepts non reconnaissables. Auparavant il avait accepté l’explication de Waldemar. Il n’avait pas idée que la réalité pût se trouver si loin au-delà du concept, le soleil comparé à la lune, le continent comparé à la carte.
Il avait éprouvé les esprits des télépathes conscients. Là, il trouvait réfléchi le monde familier : une loi régissait le passage de l’événement, le solide était solide, les sens murmuraient leurs nouvelles sur la condition du corps. Mais Phranakis avait fermé et verrouillé toutes les portes du monde ordinaire et bien qu’il y eût des fenêtres – de verre tourné vers l’intérieur, pour ainsi dire – ce qui se passait derrière elles relevait de la folie.
Conscient de cela, Howson souhaita de toutes ses forces résister à une telle tentation. Il vit le parallèle qui existait entre ses fantasmes et ceux de Phranakis – le concept de Héros, l’organisation de toute chose autour de son caprice, de telle sorte que rien ne perturbait, n’irritait, n’offensait le maître à la sagesse toute-puissante. Déjà les pulsions sadomasochistes que Phranakis avait si longtemps haïes commençaient à sortir de l’ombre et à colorer ses visions.
Il y eut des captives précipitées du haut de l’Acropole, de sorte que la musique de leurs cris pût rendre plus grande encore la joie du triomphateur…
Abruptement, le déroulement égal de l’action vola en éclats. Ce fut comme un tremblement de terre ; des bâtiments s’effondrèrent, les gens vacillèrent, le ciel s’obscurcit. Cela ne dura qu’un instant, mais le choc fut ressenti. Le contact de Howson fut rompu, et il lui fallut plusieurs minutes avant de pouvoir le retrouver.
— Elle est dedans, annonça le surveillant de thérapie, le visage tordu par la tension en un masque inhumain. Une captive condamnée à mort. Elle essaye d’attirer l’attention du moi du héros.
Singh hocha la tête pensivement.
— J’imagine. Cela correspond aux données que nous avons sur ses préférences sexuelles. Avez-vous idée du plan à long terme ?
— Fixé pour une courte distance, dit le surveillant. Son idée est de l’impliquer dans une situation sexuelle, compter qu’il perdra le contrôle de la situation et en profiter pour établir sa domination… Trois séquences principales sont envisagées. Vous les voulez ?
— S’il ne se passe rien de plus intéressant en ce moment.
— Non. (Le surveillant dut s’arrêter et déglutit péniblement.) On jette encore des captives du haut des rochers. Donc, ou bien elle va concrétiser un couteau quasi réel – à la faveur d’un banquet peut-être – et le castrer publiquement ; ou bien elle l’entraînera dans une stupeur alcoolique et concrétisera un incendie dans le temple, et c’est pourquoi elle a besoin de matériel sur la destruction du Parthénon ; ou alors elle commencera à exciter les personnalités réflexives et fomentera une révolte d’esclaves.