Singh cligna des paupières et regarda la femme.
— Merci, Miss Moreno. Si je vous comprends bien, on ne sait rien d’important sur les compagnons du Dr Choong. Exact ?
Miss Moreno hocha la tête avec emphase.
— Aucun d’eux ne s’est auparavant signalé à notre attention, confirma-t-elle.
— Notre attention ? dit Howson.
Tous les regards convergèrent sur lui et instantanément s’en écartèrent, sauf celui de Miss Moreno. Sa réponse fut immédiate et naturelle.
— Les Services de renseignements mondiaux, Dr Howson.
Naturellement. Quand un homme qui détient la clé de la paix sur un dixième du globe fait défaut, on doit s’attendre à les voir arriver en courant.
Singh précipita le mouvement :
— Vous avez tous été mis au courant de ce qui est arrivé à Choong, bien entendu. Ce que nous ne pouvons pas encore comprendre c’est pourquoi il l’a fait. Nous sommes en train d’analyser les rapports psycho-médicaux que M. Ho a rapportés de Hong Kong, mais jusque-là nous ne pouvons que nous livrer à des spéculations. Jusqu’à aujourd’hui, j’aurais soutenu que la raison pour laquelle un groupement catapathique se constitue est la même que celle qui pousse un non-télépathe à participer à une fugue : échapper à une crise insupportable de la vie réelle. Toutes nos informations, cependant, indiquent que Choong était excellemment adapté à son travail, à sa vie privée, à son talent… Oui, Miss Moreno ?
— Avons-nous vraiment besoin de prolonger cette conférence ?
Howson se tendit. Malgré toute la soigneuse maîtrise de soi affichée par la femme, un courant d’inquiétude indéniable se faisait jour.
— Il n’y a qu’une seule procédure d’action possible, et plus vite on s’y mettra, mieux ça vaudra !
— Bravo ! (Lockspeiser fit claquer sa paume sur la table.) Quelle procédure ? Quelqu’un peut-il me le dire ? Je n’ai jamais fait de réunion préparatoire à… une de ces histoires catapathiques, jusqu’à ce que j’entende parler de Choong. J’ai l’impression qu’il a barré toutes les voies qui permettraient de l’atteindre… Non ?
— Voici ce qui doit être fait, dit Howson d’une voix aiguë et dure comme un cri. Il faut que quelqu’un le suive dans son fantasme. Quelqu’un doit risquer sa propre santé mentale pour comprendre les règles qui régissent son univers, et débrouiller dans une dizaine de personnalités réelles, et Dieu sait combien de schizoïdes secondaires, le moi du télépathe. On doit rendre le fantasme si inhabitable que par pur dégoût il sera contraint de rompre les liens qui le lient aux autres et reviendra à la perception normale.
Il leva les yeux droits sur Miss Moreno, et elle lui rendit fermement son regard tandis qu’il concluait :
— Et ce n’est pas facile !
— Ai-je dit que ça l’était ? (Un soupçon de rougeur colora la teinte brun olive des joues de la femme.)
— Vous avez dit : plus vite on s’y mettra, mieux ça vaudra, singea Howson. Vous pouvez y aller ! Sauf qu’il vous faut connaître votre sujet par cœur avant de commencer. Sinon, il pourra se dissimuler derrière une succession infinie de masques, jusqu’à ce que vous soyez trop furieuse pour vous détacher de lui, ou trop usée pour vous en soucier, ou… ou trop fascinée… (Il déglutit et se lécha les lèvres, fixant toujours Miss Moreno, mais ne la voyant plus.) Et autre chose, pendant que le corps maintient ses réserves d’énergie, un intrus doit se glisser en lui ou n’y entrera pas du tout. S’il est maladroit et se laisse découvrir, il rencontre les ressources combinées des participants, et ils nient son existence tout comme ils ont nié leur propre corps. Cette fois-ci, ils sont dix dans le groupement, et vous pouvez parier que Choong n’a pas invité des idiots et des poules mouillées à partager ses rêves ! Et enfin… (Il s’arrêta, ils attendaient qu’il poursuive, et son silence fut comme l’intervalle qui sépare l’éclair du tonnerre.)
— Et enfin, répéta très lentement Howson, Choong n’est pas une personnalité inadaptée en fuite.
Alors pourquoi ? Pourquoi ? POURQUOI ?
Singh commençait à s’énerver ; son attention ne se fixait pas sur le questionneur, mais sur la distraction de Howson, et il se demandait si celui-ci était en train d’épier quelque chose d’autre, ailleurs dans le bâtiment. Et bien sûr, c’est ce que faisait Howson. La tentation était trop forte.
Comme ils sentaient l’impatience grandissante du directeur en chef, les autres auditeurs renoncèrent à poser davantage de questions et Lockspeiser alla droit au but.
— Parfait, Dr Singh ! Tout ce qui nous reste à établir est le point suivant : Le Dr Howson va-t-il se mettre au travail et quelles sont ses chances de réussir dans un délai raisonnablement court ?
J’aimerais le savoir. – Mais Singh dissimula rapidement cette pensée ; peut-être Miss Moreno elle-même ne l’avait-elle pas captée.
— Pour ce qui est de se mettre au travail, dit-il à voix haute, je suis sûr qu’il va le faire. Quant à réussir dans un délai raisonnablement court : il détient le record absolu de réussites dans ses affaires précédentes et peu de ses cures ont duré plus de vingt-huit jours.
— C’est assez satisfaisant, grommela Lockspeiser, et il se leva.
Mais Miss Moreno s’attarda, cherchant le regard de Singh, et une fois la porte refermée sur Ho et Lockspeiser, elle reprit la parole :
— Je vais poser la question une fois de plus, Dr Singh, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Il est essentiel que nous ne nous égarions pas sur ce point. Êtes-vous sûr que le Dr Howson ramènera Choong ?
Instantanément, ce fut la rage – plus de rage que Pandit Singh ne s’était jamais permis.
— Vous n’avez pas le droit de dire ou de penser ça ! dit-il à voix haute. Damnation, je travaille avec Gerry depuis onze ans. Je l’ai vu se transformer, d’un adolescent timide, attardé, en un thérapeute capable, bon sang, brillant ! Son esprit est plus aiguisé qu’un scalpel. Je sais cela. Comment se fait-il que vous ne le sachiez pas, vous ? Vous êtes télépathe aussi, non ?
Il y eut un moment de gêne.
— Comment le savez-vous ? Mon bureau avait ordre de ne pas vous le dire, et je crois avoir fait clairement comprendre à Howson que…
— Je n’ai pas eu besoin qu’on me le dise ! fit Singh avec un geste d’impatience. J’ai vu plus de deux cents télépathes sains ou malades, entraînés ou novices. Je vous demande toujours une réponse. Comment se fait-il que vous ne sachiez pas que Gerry est la seule et unique personne vivante capable de ramener Choong ?
— C’est que… (Il y eut un silence, marqué par la rencontre de la volonté et de la décision.) C’est que Choong me fait peur, pour dire la vérité ! Depuis toujours, depuis que Vargas a découvert le lien catapathique, à partir de la frustration, de l’inadaptation, je ne sais… Bon, passons. Depuis lors, c’est une constante tentation pour nous tous. Vous êtes probablement une exception si vous avez travaillé avec tant de télépathes, mais la plupart des gens s’imaginent que ce talent est absolument gratifiant et satisfaisant. Malgré toute la soigneuse propagande dans le sens contraire, ils sont jaloux. (À présent, elle était amère.) Un télépathe peut se sentir frustré, ou déprimé, ou perdre courage. Et chacun de nous peut dire à tout moment : « Que le monde vole en éclats ! Je me débrouillerai tout seul ! » Mais on nous tire en arrière. Nous nous disons : « Ce sont les faibles qui laissent tomber ! »