Le surveillant de thérapie, un nommé Pak Chang Mee, jeune homme courtaud aux yeux bridés et au sourire automatique et fixe, s’assit près de Howson. Il avait déjà pratiqué deux fois avec lui, et un bref sondage mental révéla qu’il était extrêmement confiant dans le succès de l’opération.
Et puis il y avait Choong.
— Prêt, dit brièvement Deirdre.
Les techniciens lui firent écho. Au fond de la salle, près de la porte, Howson perçut que Miss Moreno s’installait sur un siège ; il ne la vit pas bouger car il avait déjà fermé les yeux.
— Enregistrement, dit-il. (Des images se déversèrent aussitôt qu’il commença de se détendre et de chercher le contact.) Je reçois les éléments principaux… la ville, les montagnes… J’ai déjà signalé que c’était l’hiver. Ça s’atténue. Le décor s’organise pour un grand événement. Je vais essayer de pénétrer par la voie K, la voie du commerce et du voyage. Il y a des caravanes qui viennent en ville et j’ai décelé au moins un schizoïde secondaire de très haute intensité qui utilise ça comme base.
Il avait précautionneusement sondé Choong un bon nombre de fois pour accumuler des informations. À présent, le monde imaginaire lui semblait familier, presque accueillant. La conscience de l’hôpital qui l’entourait s’atténua, et il n’y eut plus que…
XVIII
… Le mouvement de tangage, comme en barque sur une mer houleuse, et une odeur incomparable.
Des chameaux. Il ouvrit les yeux. L’illusion était absolue. Il s’y attendait ; après tout, son adversaire était brillant.
Les faits s’organisèrent par degrés. Il était… Il était Hao Sen le mercenaire, le garde de la caravane, et il chevauchait négligemment sa magnifique chamelle, Étoile, au côté de la bande bigarrée de marchands et de voyageurs, à travers les portes de la Cité du Tigre. L’air était vif et stimulant. L’hiver était presque terminé, et c’était la première des caravanes printanières qui eût bravé les brigands et traversé les montagnes du Nord.
Les brigands… Le concept engendra une sensation de lassitude et de contentement, et il se rappela. On s’était battu. Les brigands avaient tendu une embuscade. Il en voyait les traces tout autour de lui : cet homme qui boitait, celui-là qui avait sur la tête un pansement ensanglanté. Lui-même (il tendit son corps musculeux et bien découplé) avait de nombreux bleus là où son armure de cuir et de plaques de cuivre avait résisté à un coup de sabre. Mais ils étaient passés, et selon la rumeur publique l’empereur lèverait une armée cet été et chasserait une fois pour toutes les brigands des collines.
Il bâilla caverneusement dans sa barbe acérée. Sa main tomba sur la garde familière de son sabre court à lame large, et il fit presser le pas de sa monture en direction des portes de la ville.
Les murailles étaient énormes et compactes. Les silhouettes noires des soldats allaient et venaient sur leur faîte. Au-dessus des portes se voyait un balcon sur lequel s’alignaient des écus portant l’emblème noir et jaune stylisé qui représentait une tête de tigre. C’était une protection magique, sagement choisie ; la cité était impressionnante et méritait de porter le nom d’un des deux plus puissants animaux du monde. (Où avait-il appris cela ? Qui lui avait dit que les Chinois de l’Antiquité considéraient ainsi le tigre ? Un instant il fronça les sourcils puis remit le problème à plus tard.)
À présent la populace s’amassait de l’autre côté de l’entrée avec des acclamations et des gestes de bienvenue, et des jongleurs qui se trouvaient dans la tête de la caravane exécutèrent des sauts périlleux en réponse. Hao Sen rit bruyamment de leurs bouffonneries, et, au passage, dévisagea les filles au visage lunaire, comme tout soldat qui est resté longtemps sans femmes.
Il y avait des escouades de gardes qui frayaient un passage à la caravane et la dirigeaient. Il y avait des marchands au nez en lame de couteau qui fermaient leur maison pour aller marchander. Il y avait les rabatteurs des tavernes, il y avait… Ah, c’était une myriade de gens qui s’amassaient.
On se déversa sur la grande place du marché dans un vacarme de cris, de pétards et de gongs. Hao Sen avançait tranquillement au pas, absorbant toutes les informations disponibles sur son environnement.
La perfection des détails l’ébranla. C’était… fantastique !
— Toi là-bas ! (Une voix de basse tonnante transperça sa rêverie et un officier de la garde, superbe dans son uniforme noir et jaune magique, se dirigea vers lui à grands pas.) Descends tout de suite de ta bête ! Il est interdit de chevaucher un animal à travers le marché.
Hao Sen grommela et s’exécuta. Cela l’irritait, mais il n’osait faire d’objection : il était bien trop tôt pour commencer à attirer l’attention sur lui. Étoile manifesta son opinion avec le retroussis moqueur de la lèvre supérieure qui passe pour une expression chez les chameaux, et il ne parvint pas à réprimer un sourire.
— Qu’est-ce que je dois faire de mon chameau alors ? demanda-t-il.
L’officier désigna un point à peu de distance sur le chemin par où il était arrivé.
— Tu trouveras des tavernes là-bas, avec des écuries à ton goût. À ta place je me dépêcherais ou toutes les places seront prises.
Un moment plus tard, à pied, l’épée cliquetant au côté dans le fourreau de cuir et de cuivre, il retourna à la place du marché. À présent, elle était le lieu d’une activité trépidante ; les marchandises portées par les animaux de la caravane avaient été étalées sur trois côtés de la place pour que les acheteurs puissent les examiner et au milieu, des tentes avaient surgi un peu partout : des barbiers importunaient les passants en leur proposant de boucler leurs cheveux et de nettoyer leur nez et leurs oreilles, des prestidigitateurs, des acrobates et des jongleurs exécutaient leurs tours, des musiciens avaient pris place et se lançaient dans un chant plaintif accompagnés par des guitares frémissantes. Hao Sen avançait dans la foule au hasard, un pli profond marquant son front.
Le quatrième côté de la place – celui qui avait été interdit aux marchands – n’était pas moins actif. Un important édifice s’y dressait : il était surmonté de vingt toits en pagode et un escalier d’une centaine de marches conduisait aux portes principales. Sur la façade, des idéogrammes rouge et or indiquaient son nom : TEMPLE DES FAVEURS CÉLESTES.
Sur les marches, un groupe d’ouvriers s’affairait à installer un dais au-dessus d’un trône. Hao Sen les examina. Les tentures de soie chatoyante qu’ils étaient en train de draper indiquaient qu’une visite de l’Empereur était attendue.
La supposition se confirma lorsqu’il remarqua un homme de haute taille qui parcourait le marché accompagné de gardes armés et qui désignait des articles de choix que les marchands devaient retirer de leur étalage. Certaines de ces marchandises étaient rassemblées par des jeunes gens grommelant en vêtements blancs poussiéreux qui les entassaient de l’autre côté de la place au pied des marches du temple.
L’Empereur Hao Sen examina la possibilité que le centre manifeste de son attention soit le souverain réel. Il écarta cette possibilité ; l’une au moins des personnalités réflexives impliquées dans cette magnifique cité imaginaire avait eu les fantasmes de maître et d’esclave, et l’Empereur était plus vraisemblablement un comparse qu’un personnage principal.
D’un autre côté, pourtant…
Hao Sen reprit le fil de ses pensées avec un sursaut. Il venait juste d’apercevoir entre deux tentes de l’autre côté de la place un montreur de dragon.