Il se fraya un chemin vers ce spectacle, ignorant les protestations de ceux qu’il écartait, et s’arrêta devant le rang des badauds qui faisaient cercle autour de l’homme et de sa bête. Ils demeuraient à une distance respectueuse.
Non que l’animal fût un dragon très impressionnant. Il avait l’air à moitié mort de faim, et à peine aux trois quarts de sa croissance ; de plus, une maladie semblable à une moisissure attaquait par plaques ses écailles. Pourtant ses dents cruelles, longues de huit centimètres, étaient blanches et acérées et il les découvrait en des rictus efficaces. Le dompteur, maigre et basané – sans doute un bohémien du Sud – lui faisait remuer les pattes en une sorte de danse pataude, l’aiguillonnant de la pointe d’une crosse qu’il chauffait de temps en temps sur un feu de braises.
Hao Sen frissonna à ce spectacle, non tellement à cause de la sinistre menace dans les yeux de la bête, manifestant qu’elle ne supporterait pas beaucoup plus longtemps un tel traitement, mais à cause de la signification de la maladie dont elle était affligée.
Il songeait encore à ses implications lorsque des trompettes sonnèrent derrière lui. Il se retourna. Une procession de soldats en uniformes rutilants se déployait sur la place, suivie par des hommes portant un palanquin fait de soie précieuse et de bois rares. Des officiers réclamèrent en criant le respect dû à l’Empereur, et comme une forêt abattue d’un seul coup, toute la place s’affaissa dans la prosternation rituelle.
Lorsqu’on donna la permission de se relever, l’Empereur était sur le trône, entouré de sa suite : des mandarins de la plume de paon, les serviteurs aux éventails symboliques, et les officiers supérieurs de son armée. Hao Sen les passa en revue avec intérêt. Son attention fut presque immédiatement attirée par un homme de haute taille vêtu de soie somptueuse qui se tenait à la droite de l’Empereur, un peu en retrait, et n’avait apparemment pas d’escorte personnelle.
Il prit sa décision et se fraya un passage à travers la foule en direction du premier rang. L’Empereur avait à présent terminé l’inspection des présents du maître de caravane, et, adossé à son trône, il promenait un regard négligent sur la scène. Il fallut quelques instants avant qu’il aperçoive Hao Sen et dise quelque chose au maître de caravane.
— Oh, nous avons une grande dette envers lui ! s’écria le maître de la caravane. C’est lui qui a encouragé notre garde à repousser les bandits.
— Laissez-le approcher, dit l’Empereur.
Un officier fit signe à Hao Sen qui s’avança jusqu’au pied des marches et se laissa tomber à genoux en se prosternant. Dès qu’il eut rendu ses devoirs, il se releva et se tint debout la main sur son épée et les épaules rejetées en arrière.
— Un bon guerrier, approuva l’Empereur après l’avoir examiné. Demande-lui s’il compte se joindre à mon armée.
— Maître Céleste, votre humble serviteur apprend que votre armée partira cet été combattre les brigands. Si le privilège de se joindre à cette entreprise lui est accordé, il servira de tout son cœur !
— Bien, fit l’Empereur d’un ton bref. (Son regard s’attarda un instant sur la silhouette musculeuse de Hao Sen. Et il ajouta :) Que l’un d’entre vous prenne son nom. Que l’on me ramène au palais.
Machinalement, Hao Sen répondit aux questions de l’officier qui prit son nom et ses états de service. C’était une précaution de routine ; au cas où il en serait réduit à extirper les personnalités réflexives une par une, il avait à présent la base nécessaire pour transformer un fantasme maître-esclave en quelque chose de nettement moins agréable. Mais il était à présent sûr que l’Empereur n’était qu’une personnalité réflexive.
Le vrai maître était-il alors cet homme de haute taille qui se tenait un peu en retrait ? Ou quelqu’un d’autre, absent de cette partie secondaire de la fiction dramatique ?
De nouveau il remit à plus tard le moment de trancher.
La procession impériale avait quitté la place quand le cri s’éleva :
— Le dragon ! Le dragon !
Il se retourna et vit une vague de panique déferler à travers le marché. Les acheteurs, les commerçants et les baladins se ruèrent tous hors de la place, renversant les baraques, éparpillant la marchandise, piétinant enfants et vieillards. Hao Sen resta fermement immobile, attendant d’y voir clair.
Lorsqu’il vit, son sang se glaça. Le dragon avait cessé d’être maussade et soumis. C’était à présent le danger incarné. Sur trois de ses pattes à ergots, il se tenait sur le corps de celui qui avait été son maître, lui lacérant le visage et le transformant en une bouillie sanglante.
Il se fatigua de ce jeu et s’arrêta, scrutant la grande place de ses yeux jaunes. Hao Sen s’attendait à demi à ce qu’il se nourrisse car on l’avait certainement affamé pour l’affaiblir. Pourtant son groin ne se baissa pas pour mordre le cadavre, et Hao Sen eut un coup au cœur en se rendant compte que la place était à présent complètement déserte : il n’y avait plus que lui et le dragon.
Il aurait dû s’enfuir. Il avait trop attendu. Le moindre mouvement attirerait l’attention de la bête, et il était sûr qu’elle le rattraperait, quelle que fût la vitesse à laquelle il s’enfuirait. La raison pour laquelle on lui avait fait laisser son chameau hors de la place lui apparut brusquement. Il avait utilisé son stratagème favori une fois de trop, et il avait affaire à un adversaire qui l’employait aussi.
Le dragon se mit en mouvement, avançant vers lui, les yeux – qui ne cillaient pas – brillants d’un feu semblable aux braises qu’il avait dispersées. Hao Sen chercha fébrilement une arme du regard. Il avisa le pieu brisé d’une tente et se précipita pour l’atteindre. À cet instant précis, le dragon chargea.
Hao Sen lança le pieu comme un javelot et se jeta face contre terre. Par chance plus que par habileté, le bois pointu percuta franchement une zone où les écailles étaient amollies par la maladie. La déchirure qui en résulta se remarquait à peine, mais le dragon hurla de douleur. Il pivota sur lui-même et repartit à l’attaque.
Au premier passage, Hao Sen se jeta de côté, tirant son épée. Au second passage, il ne put échapper complètement à la charge ; la bête incurva malignement sa queue qui le frappa à l’épaule et l’envoya rouler au sol. La queue était grosse comme une trique et le dragon devait peser le poids d’un homme.
Sur ces entrefaites, l’animal atterrit dans le fouillis de liens formé par l’éventaire d’un marchand de cordes, et en fut suffisamment retardé pour que Hao Sen adopte une tactique en vue de la charge suivante. Cette fois, au lieu de sauter de côté, il bondit en arrière, dans le même temps levant vivement son épée en l’air, de sorte qu’elle s’enfonça dans le ventre du dragon.
La garde de l’arme lui fut arrachée avec une telle force que son poignet fut presque brisé, et l’impact résonna dans sa tête comme il dégringolait sur le pavage. Avec un beuglement de souffrance, le dragon lui décocha un coup de griffe qui lui lacéra les guêtres. De toutes ses forces, Hao Sen frappa la bête d’un coup de pied à la racine de la queue. Ce fut assez douloureux pour que l’animal oublie un instant l’homme, en même temps qu’il essayait de saisir l’épée avec ses dents pour l’arracher de son corps. Un sang noir dégouttait sur la garde, mais lentement.
Aussitôt Hao Sen roula sur lui-même et se dégagea. Il envisagea d’attaquer le dragon aux yeux, mais ceux-ci étaient protégés par des arcades osseuses. Désespérément, l’homme chercha en vain une arme pour remplacer son épée. À présent le dragon revenait sur lui. Sa queue cingla l’air.
Alors Hao Sen la saisit à deux mains, arc-bouta ses talons dans le sol et tira de toutes ses forces.