Выбрать главу

— Heu, fit-il, je pense que ça vaut un petit quelque chose, non ?

— Possible. (Le Serpent lui adressa un sourire ensommeillé.) On le saura bien assez tôt, non ? Pour le moment, ça vaut… Ah, disons quelques verres, un bon repas, t’as l’air d’en avoir besoin, et un peu de compagnie. T’entends, Lots ?

Un des gardes juvéniles hocha la tête et s’avança.

— Occupe-toi de lui. Il vaut peut-être quelque chose, et peut-être pas. On verra. Dingus !

L’autre garde réagit.

— Il dit qu’il s’appelle Gerry Howson. Prends son adresse. Descends dans son secteur et pose quelques questions. Que ça ne te prenne pas plus d’une heure ou deux. Si ça pue le moins du monde… Juste quelqu’un qui dit l’avoir vu dans le bus avec un mec à Cudgels… Tire-toi et préviens. Et ramasse un flic en passant si tu peux trouver un de nos petits copains de service au Commissariat Central.

— Cet homme en brun, fit Howson d’une voix rauque en luttant contre la panique… Il dit qu’il a acheté le sergent, je ne sais pas qui c’est.

— Vraisemblable. Tu ne connaissais pas ces deux hommes, hein ? ajouta Le Serpent.

— Non je… heu… je ne les ai jamais vus.

— Hmmm. C’est bon. Lots, emmène-le dans la chambre bleue et garde-le jusqu’au retour de Dingus.

Howson découvrit que Lots était assez sympa. Sans avoir l’air d’y toucher, l’homme lâcha suffisamment d’informations pour qu’il soit clair que si l’histoire de Howson était exacte, ça voulait dire qu’il y avait un trou dans le monopole du Serpent sur certaines marchandises illégales. Lesquelles au juste, Howson ne demanda pas.

— Ça vient d’où, tes ennuis, Tordu ? Un accident ?

— De naissance, dit Howson. (Puis il lui vint à l’esprit que Lots essayait d’être amical et il ajouta d’un ton d’excuse :) Je n’en parle pas trop.

— Hmmm-Aaah, bâilla Lots en étirant ses jambes. Un verre ? Ou tu veux cette bouffe que Le Serpent t’a promise ?

— Je ne bois pas, dit Howson. (De nouveau il sentit une peu commune envie d’expliquer.) J’ai déjà du mal à marcher quand je suis à jeun, si vous voyez ce que je veux dire.

Lots le regarda fixement. Au bout d’un instant il eut un rire rauque.

— J’crois pas que j’pourrais en sortir une comme ça si j’avais ce que tu as. D’acc, prends un Coca ou quelque chose. Je me commande du gin.

Ces heures-là passèrent comme en rampant. La conversation cessa après qu’on eut apporté à manger. Lots proposa une partie de poker, offrit de lui apprendre, changea d’avis en voyant que les doigts maladroits de Howson n’arrivaient pas à donner une carte à la fois. Gêné, Howson proposa une partie d’échecs ou de dames, mais ça n’intéressait pas Lots.

Finalement la porte s’ouvrit et Dingus passa la tête.

— Magne-toi, Lots ! Le mec est propre, à ce qu’il semble. On file au Black Wharf.

Howson entreprit automatiquement de se mettre sur pied. Dingus l’arrêta d’un geste sec.

— T’attends ici. Tordu ! Hampton est dur à contenter, et ça fait un bail d’ici deux heures du matin.

Resté seul, cela semblait un siècle. Enfin, un peu après minuit, il tomba de sa chaise et s’assoupit. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi quand la porte en s’ouvrant le réveilla en sursaut. Ses yeux rougis distinguèrent Le Serpent, et Lots et Dingus et Col-de-Chemise qui le suivaient. Aussitôt il sut qu’il avait gagné son pari.

— T’as gagné ta paie, Bancroche, dit doucement Le Serpent. Pas de doute. Ce qui nous laisse une seule question à résoudre.

Encore ensommeillé, l’esprit de Howson chercha ce que ça pouvait être : son prix ? Erreur.

— La question, poursuivit Le Serpent, c’est de savoir si tu es un politicien honnête ?

Howson poussa un grognement neutre. À nouveau l’excitation lui asséchait la bouche. Le Serpent le toisa pendant plusieurs secondes, pensivement, puis il prit sa décision. Il claqua des doigts à l’adresse de Col-de-Chemise.

— Cinq cents, commanda-t-il. Et… t’écoutes, Bancroche ?… Rappelle-toi que la moitié de ça, c’est pour la prochaine fois s’il y en a une. Lots, appelle une bagnole et reconduis-le.

On donnait à Howson plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu en main. Le choc détruisit la barrière qui séparait ses fantasmes de la réalité. Il perçut à peine ce qui advint dans la demi-heure qui suivit – la voiture, le trajet jusqu’à son garni – car des visions emplissaient son esprit. Pas seulement la vision de la prochaine fois. La vision de la fois d’après, et celle d’après encore, et la suivante, écouter, réunir des informations, être payé, être (c’était infiniment plus important) approuvé, loué, et finalement considéré comme précieux. C’était ce qu’il désirait le plus au monde. Il avait atteint ce qui eût semblé une ambition mineure à la plupart. Il avait fait pour quelqu’un quelque chose qui n’était pas un travail séparé, proposé par pitié, mais un accomplissement personnel. C’était un jalon dans sa vie parce que c’était une chose qu’il avait toujours tenue pour impossible, comme de parcourir une rue sans boiter.

On était à l’aube de mardi. Son délire et son espoir se nourrirent pendant quelques jours de bribes d’informations et de bavardages : on disait qu’il y avait eu une sorte de bataille, et la police avait ramassé les morceaux mais ne comprenait pas. Howson semblait retirer du courage de la rumeur, comme on tète l’oxygène d’une bonbonne. Il descendit Grand Avenue en plein jour, au milieu du trottoir, au lieu de raser les murs, et négligea les regards de pitié parce qu’il savait au-dedans de lui-même ce qu’il valait. Avec ce qui lui paraissait une ruse admirable, il avait fait un long trajet en bus pour faire la monnaie de ses cinq cents livres à bonne distance de chez lui. Puis il avait caché dans sa chambre la plupart des petites coupures et dépensé seulement de quoi s’acheter une paire de chaussures neuves à talons inégaux, et une nouvelle veste à épaulettes compensées.

VI

Tôt dans la soirée il avait pris cinq billets dans la réserve secrète de sa chambre. Auparavant, il n’avait jamais pensé à dépenser autant en une seule fois : souvent, après avoir payé son loyer, il ne lui restait pas plus de cinq billets pour passer la semaine. Ensuite, il était obligé de recourir à la source de revenus qu’il aimait le moins : laver les couverts au dîner d’un voisin pour gagner des assiettées de restes. Les couverts ne se cassaient pas lorsqu’il les lâchait ; les tasses et les verres oui, aussi leur propriétaire ne le laissait-il plus les laver. Et de savoir que cela lui était accordé comme une faveur le blessait cruellement.

Ce soir, donc, il avait atteint la limite. Un film qu’il n’avait pas encore vu, des Cocas, des sucreries, des glaces, tous les trucs pour enfants qu’il avait toujours préférés à tout. Surtout, cela le mettait mal à l’aise d’aimer vraiment ces choses, mais dans l’état d’esprit présent, il pouvait arriver à être désinvolte. Au diable ce que les gens pensaient d’un homme de vingt-cinq ans qui raffolait de sucreries et de glaces !

Il aurait aimé que sa veste et ses chaussures neuves soient déjà prêtes, mais on l’avait prévenu que cela prendrait une dizaine de jours. Il ne lui restait qu’à faire reluire le cuir fatigué des vieilles, et à brosser maladroitement les salissures de ses vêtements.

Et il s’en fut dehors : un samedi soir et un bon moment à passer, c’était quelque chose qui le faisait se sentir à moitié normal, une activité que pratiquaient les gens ordinaires.

Il descendit la rue étroite où on le connaissait, où on le regardait sans mouvement de surprise, et où parfois, on le saluait d’un mot ; mais pas ce soir, assez bizarrement. Comme il avait l’esprit ailleurs, il ne se donna pas la peine de s’étonner de ce que personne ne lui dît bonsoir. Il avait la nette impression que les gens pensaient des choses sur lui, mais c’était absurde : un sous-produit de son sentiment d’exaltation.