Et pourtant cette impression ne le lâchait pas. Même lorsqu’il affronta les lumières de Grand Avenue, se déplaçant parmi des foules d’inconnus, son esprit conserva cette impression au premier plan, comme un joueur de poker faisait la démonstration de sa capacité à former des suites complètes les unes après les autres.
Au début, il trouva cela amusant. Au bout d’un moment cela commença à l’énerver. Il changea d’avis et renonça à la séance de cinéma qui avait lieu de bonne heure au cinéma de son choix – pas celui auquel il allait régulièrement et qui passait un film qu’il avait déjà vu, mais un autre où il devait se rendre en bus. Les dispositions d’esprit des gens étaient bonnes ce soir-là, et quelqu’un l’avait aidé à monter dans le bus, forçant les autres passagers à se reculer ; mais même cela ne le mit pas de meilleure humeur. C’était plutôt une façon gênante de mettre l’accent sur sa particularité physique.
En fin de compte, une heure et demie après s’être préparé pour sortir il était si troublé qu’il renonça à ses projets. Il rentra chez lui, furieux contre lui-même, songeant que c’était le manque de courage qui lui gâchait son plaisir, et décidé à se convaincre que c’était son imagination qui l’empoisonnait.
À mesure qu’il se rapprochait de sa rue et malgré tous ses efforts pour le nier, son malaise s’accroissait. C’était comme si on le surveillait. Il s’arrêta une fois brusquement et se retourna, persuadé que quelqu’un avait les yeux fixés sur lui. À l’endroit où il avait posé les yeux par réflexe, il n’y avait personne : il contemplait une porte fermée. Il se tenait là, encore troublé, lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à une jeune fille qui s’arrêta et, regardant derrière elle, lança quelques mots à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur.
À partir de ce moment, le malaise martela son crâne. Tout étourdi, il se remit en marche, et tenta d’échapper à la pensée qui avait pris naissance dans un coin obscur de son cerveau pour le narguer. Il échoua. La pensée prenait forme en mots maladroits.
Je deviens fou. Je dois être en train de devenir fou.
Il tourna le coin de sa rue et posa la main sur le mur de ciment rugueux pour se soutenir et prendre une inspiration. Et alors il comprit.
Un peu plus loin, devant sa porte, était garée une grosse voiture blanche au toit décoré d’un phare tournant, l’avant marqué du mot POLICE. Le chauffeur avait posé négligemment son coude sur la vitre baissée et deux officiers en uniforme étaient penchés vers lui et lui parlaient.
Il pouvait les entendre. Il était à une trentaine de mètres, leurs paroles étaient à peine plus fortes qu’un chuchotement, et il avait connaissance de chaque mot échangé parce qu’ils étaient en train de parler de lui.
Est dehors en ce moment… Va au cinéma la plupart du temps… Doit trafiquer quelque chose pour Le Serpent… Pas vraisemblable ; c’est un nouveau sur la liste de paie, le truc c’est… il a dû aller trouver Le Serpent en premier : Le Serpent ne va pas à la pêche pour demander de l’aide…
Une frayeur mortelle submergea l’esprit de Howson. Une voiture tourna le coin de la rue, et avant qu’elle eût achevé son virage, il avait pris la fuite, les voix impossibles le poursuivant comme des fantômes.
Demander au cinéma du quartier… Pas la peine de se déranger ? À moins que quelqu’un l’ait prévenu, il sera bientôt de retour, de toute façon. Attends-le dans sa chambre, ou ramasse-le à l’aube…
Dirigés contre lui – Dirigés contre moi, Gerald Howson : de même que les forces du monde entier ont été braquées sur cette ville le jour de ma naissance !
Mais cela ne constituait que la moitié des raisons de sa terreur. L’autre moitié, et la pire, était la connaissance de ce qu’il était devenu. Il ne pouvait pas avoir entendu ce que disaient les policiers de si loin. Et pourtant les mots étaient arrivés jusqu’à lui, et ils étaient colorés par quelque chose qui n’était pas exactement l’intonation d’une voix mais n’en était pas moins humain : le ton de la pensée.
Howson ne pouvait faire face au choc en des termes simples : je suis un télépathe. L’idée lui vint sous la forme qu’il avait conçue lorsqu’il regardait le film sur les télépathes : Je suis anormal mentalement autant que physiquement.
Avait-il seulement entendu ce que l’homme en brun avait dit à son voisin de fauteuil ? Ou avait-il déjà à ce moment-là perçu la pensée ?
Il ne pouvait affronter la question. Il flottait, boitant dans l’espoir de trouver l’anonymat d’une foule, souhaitant aller aussi loin et aussi vite que possible, incapable de s’arrêter pour prendre un bus, car il lui était intolérable de rester immobile tandis qu’on le pourchassait. Les yeux pleins de larmes, les jambes douloureuses, les poumons travaillant, pompant des masses d’air, il perdit toute capacité de s’arrêter à un plan précis. Être en mouvement était le maximum dont il était capable.
Vers quel avenir avançait-il en trébuchant ? Chaque bâtiment rencontré semblait se dresser infiniment haut au-dessus de sa tête, profilant dans les rues familières des falaises impossibles à escalader ; chaque phare de voiture semblait gronder vers lui comme un chien de chasse ; chaque croisement de rues présageait une collision avec le destin, de sorte qu’il fut malade de soulagement en voyant qu’il n’y avait pas de barrages aux carrefours qu’il traversa successivement. Ses oreilles sonnaient, ses muscles hurlaient, il poursuivit sa route.
Sa marche était erratique ; il suivait d’aussi près que possible la direction opposée à celle de la rue où il habitait. Elle le conduisit à travers un labyrinthe de rues résidentielles crasseuses, puis dans un quartier d’entrepôts et d’industrie légère où des enseignes signalaient des fabriques de gobelets en carton, de confection et de mobilier en plastique. On travaillait tard et des camions circulaient dans ces rues. Il savait que les conducteurs remarquaient sa présence, et cela lui faisait peur, mais il ne pouvait rien faire pour échapper à leur vue.
Le quartier changea de physionomie ; c’étaient à présent de petites boutiques, des bars, de la musique qui beuglait, des postes de télé marchant silencieusement derrière des fenêtres ouvertes, devant un public de fers à vapeur et de lampes fluorescentes. Il continua d’avancer.
Puis, abruptement, il y eut des murs nus, hauts de dix mètres, en ciment gris et briques rouges et poussiéreuses. Il s’immobilisa, songeant confusément à la prison, et tourna au hasard sur la droite. En un instant il comprit où il était arrivé ; il était près du fleuve où Cudgels avait tenté de rafler le demi-million de… peu importait ce que cela pouvait être. Des panneaux lui apprirent qu’il s’agissait de l’ENTREPÔT PRINCIPAL DE MARCHANDISES TAXÉES, SECTEUR EST, et qu’il était INTERDIT SANS L’AUTORISATION DE L’INSPECTEUR EN CHEF DES DOUANES.
L’idée « d’autorisation » se mélangea à ses visions confuses de police à ses trousses. Frénétiquement, il changea de direction et se jeta dans une allée tortueuse, loin du haut mur qui l’emprisonnait. De toute son existence, il ne s’était jamais forcé à agir si durement ; la douleur dans ses jambes était presque intolérable. Et voici qu’en cet endroit régnait un silence effrayant, qu’il percevait non à l’oreille, mais directement ; des blocs d’immeubles entièrement vidés de présence humaine, silence terrifiant pour Howson, l’enfant des villes qui n’avait jamais dormi à plus de dix mètres de distance d’une autre personne.