Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
L’Honnête Voleur
Traduction J.-W. Bienstock
L’Honnête Voleur (Tchestnyi vor), écrit au printemps 1848, parut dans «Les Annales de la Patrie», en avril 1848, t. LVII, sous le titre Récits d’un Vieux Routier, qui comprenaient deux histoires: 1° Le Soldat en Retraite, 2° L’Honnête Voleur. En préparant l’édition de ses premières œuvres, en 1860, Dostoïevski supprima le premier récit – dont il était mécontent – et ne retint que le second.
Un matin, comme j’étais déjà prêt à partir pour mon bureau, Agrafena, à la fois ma cuisinière, ma blanchisseuse et ma femme de chambre, entra chez moi et, à mon grand étonnement, entama la conversation avec moi.
Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots: «Que faut-il préparer pour le dîner?» Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.
– Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit…
– Quel réduit?
– Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.
– Pourquoi?
– Pourquoi?! Parce que d’autres ont des locataires. C’est clair, pourquoi.
– Mais qui le louera?
– Qui le louera? Un locataire, pardi.
– Mais, ma petite mère, dans ce coin, il n’y a pas même la place d’un lit; qui pourrait vivre là?
– Pourquoi y vivre? Pourvu qu’il y ait une place pour dormir… Et il vivra sur le rebord de la fenêtre?
– Quelle fenêtre?
– Comment… Comme si vous ne le saviez pas. Celle de l’antichambre. Il s’installera là pour coudre ou faire quelque chose. Il s’assoira peut-être sur une chaise. Il a une chaise et même une table, tout.
– Mais quel est ce locataire?
– Un brave homme. Un homme qui a beaucoup vu. Je lui préparerai ses repas et, pour le logis et la nourriture, je lui prendrai seulement trois roubles par mois…
Enfin, après de longs efforts, j’appris qu’un homme, déjà âgé, avait convaincu Agrafena de le laisser vivre dans la cuisine, comme locataire.
Quand Agrafena s’était mis en tête quelque chose, rien ne l’en pouvait déloger; et je savais qu’elle ne me laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas obtenu ce qu’elle voulait. Dès que quelque chose n’allait pas à sa guise, elle devenait pensive et profondément mélancolique. Cet état durait deux ou trois semaines et, pendant toute cette période, la cuisine était manquée, le linge se perdait, les planchers n’étaient pas lavés, en un mot tout allait de travers. J’avais remarqué depuis longtemps que cette femme taciturne ne pouvait pas prendre une décision, s’arrêter à une idée quelconque qui lui fût personnelle. Mais si dans sa faible cervelle se formait accidentellement quelque chose ressemblant à une idée, à une décision, y mettre obstacle c’était la tuer moralement, pour un certain temps. C’est pourquoi, aimant par dessus tout ma tranquillité, je consentis aussitôt.
– A-t-il au moins des papiers, un passeport, ou quelque chose?
– Comment donc! Sans doute il a tout. C’est un brave homme, qui a beaucoup vu. Il a promis de payer trois roubles.
Le lendemain, dans mon modeste logis de célibataire, parut un nouveau locataire. Je n’en étais pas fâché. J’étais même content. En général, je vis dans l’isolement, presque en reclus. J’ai peu de connaissances; je sors rarement Depuis dix ans que je vis en ermite, je suis habitué à l’isolement; mais dix, quinze ans et peut-être plus de la même solitude avec la même Agrafena, dans le même logement de garçon, c’est évidemment une perspective assez incolore. Un être de plus, un homme paisible, c’était donc, vu les circonstances, un présent du ciel.
Agrafena n’avait pas menti. Mon locataire était bien l’homme qui a beaucoup vu. Son passeport mentionnait qu’il était soldat libéré; mais, même sans le passeport, je l’eusse deviné au premier coup d’œil. C’est facile à reconnaître.
Astafi Ivanovitch, mon locataire, était un brave homme, et nous nous sommes tout de suite entendus. Ce qui, surtout, m’était agréable, c’est qu’Astafi Ivanovitch racontait très bien, surtout les aventures auxquelles il avait été directement mêlé. Dans ma pauvre et monotone existence, pareil narrateur était un trésor. Une fois, il me raconta précisément une de ces histoires; et son récit produisit sur moi une réelle impression. Voici à quelle occasion il me la conta.
Un jour que j’étais seul dans l’appartement, Astafi et Agrafena sortis pour leurs affaires, j’entendis tout à coup, de ma chambre, que quelqu’un pénétrait dans l’entrée. C’était certainement un étranger. J’allai voir. En effet, il y avait quelqu’un dans l’antichambre, un homme trapu, en veston, malgré la température froide de l’automne.
– Que désires-tu?
– L’employé Alexandrov est-il ici?
– Connais pas. Adieu.
– Comment donc, le portier m’a dit qu’il demeure ici, prononça le visiteur en se retirant prudemment vers la porte.
– Va, va, mon ami, va…
Le lendemain, après le dîner, pendant qu’Astafi Ivanovitch m’essayait une redingote qu’il me réparait, quelqu’un pénétra de nouveau dans l’antichambre. J’ouvris la porte.
L’individu de la veille, sous mes yeux, décrocha tranquillement du portemanteau mon pardessus, le mit sous son bras et s’élança dehors. Agrafena le regardait, la bouche largement ouverte, ahurie, sans rien faire pour empêcher ce larcin.
Astafi Ivanovitch courut sur les pas du voleur et, dix minutes après, il reparut essoufflé, les mains vides. L’homme avait pu fuir.
– Pas de chance, Astafi Ivanovitch. Encore heureux qu’il nous ait laissé mon paletot, sans quoi nous serions frais. Il m’aurait bien arrangé, le voleur!