– Mais, Emelian, lui dis-je, tu pouvais trouver un autre emploi que de garder l’escalier.
– Quel autre emploi, Astafi Ivanovitch?
– Mais, misérable, lui dis-je (j’étais furieux), si tu avais appris le métier de tailleur! Regarde ton manteau! Ce n’est qu’un trou! Si tu avais pris une aiguille et t’étais mis à boucher ces trous. Ah! ivrogne, misérable!
» Eh bien! Monsieur, il a pris une aiguille. Je lui disais cela en plaisantant, eh bien! lui avait eu peur et avait obéi. Il enleva son paletot et se mit à enfiler une aiguille. Je le regarde. Naturellement ses yeux voient mal, tout rouges… et ses mains tremblent… Quoi! Il pousse, il pousse, le fil n’entre pas… Il cligne des yeux, mouille le fil, le tord entre ses doigts, rien! Il y renonce et me regarde.
– Eh bien! Emelian, qu’est-ce que tu fais? Je t’ai dit cela pour te faire honte. Va… Dieu soit avec toi!… Reste, mais ne fais pas de sottises.» Ne couche pas dans l’escalier… Ne me fais pas l’affront…
– Mais que puis-je faire, Astafi Ivanovitch? Je sais bien que je suis toujours ivre, que je ne suis bon à rien. Mais ça m’attriste de vous fâcher, mon bienfaiteur…
» Tout d’un coup ses lèvres décolorées tremblent et une larme coule sur sa joue blême. Cette larme trembla un moment sur sa barbe embroussaillée, et soudain, un flot de larmes… Pauvre Emelian!… Comme si on m’enfonçait un couteau dans le cœur.
» Eh! Je ne pensais pas du tout… Si j’avais su, je ne t’aurais rien dit… Et je pense: «Non, pauvre Emelian, tu ne seras jamais bon à rien. Tu te perdras.»
» Eh bien! Monsieur, ce n’est pas la peine de raconter si longtemps… Toute cette histoire est si petite, si misérable… elle ne vaut pas les paroles… C’est-à-dire que vous, Monsieur, vous n’en donneriez pas deux sous de cette histoire, mais moi, j’aurais donné beaucoup, si j’avais eu, pour que seulement tout cela n’arrivât pas…
«Monsieur, j’avais un pantalon: ah! que le diable l’emporte! un bon pantalon, bleu, à carreaux. C’était un propriétaire venu de province qui me rayait commandé. Mais ensuite, il l’a refusé, sous prétexte qu’il était trop étroit, et il m’est resté pour compte. Je me disais: «Un objet de valeur! Aux vieux habits on m’en donnerait peut-être cinq roubles; en tout cas j’aurais de quoi faire deux pantalons pour des messieurs de Saint-Pétersbourg, et encore du reste pour le gilet.» Vous savez, pour les pauvres bougres comme nous, tout est bon! Mais voilà qu’à cette époque, Emelian tomba dans une sorte de marasme, je regarde: Il ne boit pas un jour, deux jours; le troisième, il est tout à fait anéanti. Ça fait pitié. Moi je pensais: «Eh bien! mon cher, tu vas peut-être rentrer dans la voie du Seigneur; tu as écouté la raison et dit: «Basta!» Voilà, Monsieur, où nous en étions. Là-dessus, arriva une grande fête. Je suis allé aux vêpres. Quand je rentrai à la maison, je trouva mon Emelian sur le rebord de la fenêtre, ivre-mort; il est là et se dodeline: «Ah! Ah!» pensai-je. «Ça y est, mon garçon!»
» Je suis allé chercher quelque chose dans le coffre. Je regarde: pas de pantalon… Je cherche partout, rien! Quand, après avoir fouillé partout, je dus constater qu’il n’était plus là, ce fut comme si on m’avait donné un coup de couteau dans le cœur.
» Je courus chez la vieille et l’accablai de reproches. Mais à Emelian, bien que son ivresse constituât une preuve contre lui, je ne dis rien.
– Non, me dit la vieille, que Dieu te garde, mon cavalier, qu’ai-je besoin de ton pantalon? Est-ce que je pourrais le porter! L’autre jour, précisément, un homme m’a volé une jupe… C’est-à-dire, je n’en sais rien…
– Qui est venu? demandai-je.
– Mais personne, dit-elle. Je suis restée tout le temps ici. Emelian Ilitch est sorti, puis il est revenu. Voilà, il est assis, interroge-le.
– Emelian, dis-je, est-ce que tu n’aurais pas pris mon pantalon neuf, tu sais bien, celui qu’on a fait pour le propriétaire?
– Non, Astafi Ivanovitch, je ne l’ai pas pris.
» Qu’est-ce que cela veut dire? De nouveau, je me mets à chercher. Rien. Emelian est toujours là, assis, et se balance. J’étais assis comme ça, Monsieur, devant lui, sur le coffre, et tout d’un coup, j’ai regardé de son côté. «Lui!» pensai-je. Le cœur me brûlait; je suis devenu rouge. À ce moment, Emelian aussi me regarda.
– Non, Astafi Ivanovitch, commença-t-il, je n’ai pas pris votre pantalon. Vous pensez peut-être que… que… mais moi je ne l’ai pas pris…
– Mais où est-il passé, Emelian Ilitch?
– Non, Astafi Ivanovitch, je ne l’ai pas vu.
– Quoi, Emelian Ilitch, alors il s’est perdu tout seul?
– Peut-être, Astafi Ivanovitch…
«Après cela, je me suis levé, je me suis approché de lui, puis j’ai allumé la lampe et me suis mis au travail.
» Je réparais le gilet d’un employé qui logeait au-dessous de nous. Et mon cœur battait; ma poitrine me brûlait. Emelian sentit que la colère me gagnait. L’homme sent le mal venir de loin, comme l’oiseau du ciel sent l’orage.
– Savez-vous, Astafi Ivanovitch, commença Emelian. Sa voix tremblait. Aujourd’hui, Antip Prohorovitch s’est marié avec la femme du cocher… qui est mort récemment…
» Je le regardai, probablement avec colère. Il comprit, se leva, s’approcha du lit et se mit à chercher quelque chose. Je regarde. Il fouille longtemps, et, en même temps, marmotte: «Non, non, mais où a-t-il pu disparaître?» J’attends ce qui va se passer. Emelian se glisse sous le lit. Je n’y tins plus.
– Pourquoi diable, Emelian Ilitch, vous traînez-vous ainsi sur les genoux? dis-je.
– Je cherche si le pantalon ne serait pas là… Je regarde, il est peut-être tombé dans le fond…
– Mais, Monsieur (de dépit, je l’appelais Monsieur), pourquoi donc prendre tant de peine pour un pauvre homme comme moi et vous fatiguer les genoux?…