Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski
L’Idiot. Tome I
PRÉFACE
L’Idiot a été écrit partie en Allemagne, partie en Suisse, à une époque critique de la vie de Dostoïevski. Outre les soucis que sa santé n’a jamais cessé de lui donner, le romancier se débattait alors contre les réclamations de ses créanciers et le désordre d’un budget domestique qu’épuisait chaque soir sa passion pour la roulette. Ses Lettres à sa femme le font voir, dans cette phase de son existence, sous un jour assez piètre; engageant sa montre pour jouer, pressant sa femme d’emprunter à droite et à gauche, sous des prétextes variés qu’il lui soufflait, jurant chaque jour de ne plus remettre les pieds dans une salle de jeu et oubliant son serment avant que l’encre de sa lettre n’ait eu le temps de sécher. Ce sont là des circonstances qu’il n’est peut-être pas indifférent d’avoir présentes à l’esprit en lisant l’Idiot.
Le roman lui a été payé 150 roubles la feuille, le même prix que Crime et Châtiment et les Possédés; il en toucha 300 par feuille pour les Frères Karamazov. Il comptait sur l’Idiot pour sortir de la bohème. «Tout mon espoir est sur le roman et son succès, écrit-il à sa femme. Je veux y mettre mon âme, et peut-être aura-t-il du succès. Alors mon avenir sera sauvé.» Ce fut là une des illusions dont sa vie a été jalonnée: on le retrouvera l’année suivante aussi joueur et non moins besogneux.
L’œuvre de Dostoïevski a soumis l’intelligence française à une assez longue épreuve. Deux siècles d’ordre et de discipline classiques nous préparaient mal à la compréhension d’un auteur en révolte ouverte contre les règles d’unité et de composition qui nous sont familières. L’évolution de notre jugement à son égard s’inscrit entre deux noms: ceux du vicomte Melchior de Vogüé et de M. André Gide.
M. de Vogüé présenta l’Idiot au public comme une sorte de roman clinique, se gardant d’en recommander la lecture aux lettrés, mais la conseillant de préférence aux médecins, aux physiologistes, aux philosophes.
Involontairement, on pense à la réflexion du sacristain de Santo Tomé à Tolède découvrant, sous les yeux de Barres, la célèbre toile du Gréco, l’«Enterrement du comte d’Orgaz»: Es un loco! C’est un fou.
Il est d’ailleurs à peu près inévitable qu’en matière de critique ou d’histoire, l’homme qui fraie une voie nouvelle, laissé à son seul arbitre et à ses enthousiasmes, se limite aux reliefs apparents du sujet et lègue à ses successeurs un jugement dont ceux-ci perçoivent en même temps le mérite et la fragilité.
Avec M. André Gide, nous sommes sortis du topique indolent qui fait des héros de Dostoïevski des «figures grimaçantes» penchées sur des «abîmes insondables», pour aboutir à cette conclusion tardive que, chez l’auteur de l’Idiot, le romancier l’emporte sur le penseur.
Si, dans les romans de Dostoïevski, et dans celui-ci en particulier, bien des traits se dérobent à la logique occidentale, l’usage veut que ces traits soient d’autant plus russes que nous les comprenons moins, encore que je puisse citer bien des Russes qui éprouvent à lire l’Idiot un malaise fort voisin de celui que nous éprouvons nous-mêmes.
Cependant, une caractéristique incontestablement russe de ce roman, c’est le plan d’humilité dans lequel se meuvent les personnages. On a beaucoup écrit là-dessus et je m’en voudrais d’y revenir si la notion occidentale - ou catholique – d’humilité ne déformait pas le jugement que nous sommes enclins à porter sur la pratique de cette vertu évangélique chez les orthodoxes russes.
Je dis «orthodoxes russes», car je n’aperçois rien de semblable chez les autres membres de la famille pravoslave. Force nous est de croire que nous sommes ici en présence d’un trait de psychologie russe et non d’une manifestation particulière du sentiment religieux. Certes, Dostoïevski est croyant et même un peu fanatique: il y a en lui moins d’évangile que chez Tolstoï, mais plus de foi. Seulement, les Russes ont un Christ à leur mesure, un Christ russe. Un commentateur ultra-orthodoxe de l’œuvre de Dostoïevski observe: «Ce n’est pas parce qu’il était orthodoxe qu’il a écrit sur l’humilité, sur la contrition et sur l’amour fraternel. Mais il est devenu orthodoxe parce qu’il a compris et aimé la vertu et l’élévation de l’âme humaine [1].»
On pourrait s’amuser à discuter l’évangélisme de l’humilité russe, encore que ses adeptes - et Dostoïevski plus que tout autre - se considèrent, sur ce point, comme les seuls légataires authentiques du Sermon sur la Montagne.
Cette prétention, entrevue et avivée par le messianisme orthodoxe de l’école slavophile, pose un petit problème d’éthique sur lequel une étude attentive des personnages de l’Idiot jette une clarté diffuse. Chez ces personnages, la conscience, toujours en alerte, plane au-dessus de l’esprit et se manifeste à tout propos; impuissants à se définir, ils ont la passion de se «vérifier». Les yeux sans cesse fixés sur le compte courant de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, ils se censurent ou simplement se regardent pécher. D’où cette première impression d’incohérence et de personnalité désaccordée que donnent, dans leurs phases critiques, les acteurs du drame. M. Gide remarque qu’à l’inverse de la littérature occidentale, qui ne s’occupe guère que des relations (passionnelles, intellectuelles, sociales) des hommes entre eux, le roman russe accorde la place d’honneur aux rapports de l’individu avec lui-même ou avec Dieu.
Cette hyperesthésie de la conscience confère au sujet une position un peu hautaine d’indépendance vis-à-vis de ses proches. Elle le soustrait à la tyrannie du respect humain. En ce sens, on peut dire que l’humilité n’entraîne point, pour un Russe, le sentiment de diminution auquel ne manquera jamais de l’associer un Occidental. On lit dans l’épigraphe d’Eugène Onéguine cette phrase de Pouchkine: «Il avait cette espèce d’orgueil qui fait avouer avec la même indifférence les bonnes comme les mauvaises actions, suite d’un sentiment de supériorité peut-être imaginaire». Et l’Idiot reconnaît quelque part que l’humilité est une «force terrible». Dans ce tête-à-tête de l’homme avec l’homme, ce qui importe, c’est le satisfecit de la conscience; le jugement d’autrui est secondaire. Faire l’aveu de sa faute est une libération, donc, tout compte fait, un gain.
Une volupté, peut-être aussi. Il y a dans l’Idiot des personnages qui traversent le roman, si j’ose dire, moralement nus: Lébédev, Hippolyte, Nastasie Philippovna. Or, cette dernière, après avoir avoué qu’elle est la victime des hommes, ajoute: «Je suis de ces êtres qui éprouvent à s’abaisser une volupté et même un sentiment d’orgueil».
J’irai plus loin. Quand un Gabriel Ardalionovitch ou un Lébédev confesse, ou plutôt étale sa bassesse, il sous-entend une condamnation de la société qui porte la responsabilité de son abjection. En Occident, la femme coupable gémit volontiers: «Qu’avez-vous fait de moi!» Le Russe ne le dit point, mais il le pense. «Je suis bas», répète Lébédev; mais il veut dire: «Je suis une victime; c’est vous qui m’avez prostré; c’est la déformation du monde où je vis qui m’a réduit à l’état où vous me voyez». L’humilité russe, c’est ici une malédiction par prétérition, c’est l’aveu d’une dégradation se profilant sur un fond d’injustices et de méchanceté.