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– Oh! mais vous êtes passé maître en la matière! dit en riant le général. Mon cher, vous n’êtes pas seulement un calligraphe, vous êtes un artiste. Qu’en dis-tu, Gania?

– C’est merveilleux, fit Gania, et même cela témoigne d’une véritable vocation, ajouta-t-il avec un rire moqueur.

– Ris tant que tu veux: il y a là de quoi faire une carrière, repartit le général. Savez-vous, prince, à quelles personnalités, nous vous chargerons d’écrire? On peut sans hésiter fixer, pour commencer, vos appointements à 35 roubles par mois. Mais il est déjà midi et demi, ajouta-t-il en regardant sa montre; allons au fait, prince, car je suis pressé et nous ne nous retrouverons peut-être plus de la journée. Asseyez-vous un moment. Je vous ai déjà expliqué qu’il ne me serait pas possible de vous recevoir très souvent, mais je désire sincèrement vous donner un petit coup de main: il ne s’agit, cela va de soi, que de parer au plus pressé; ce sera ensuite à vous de vous tirer d’affaire comme vous l’entendrez. Je vous trouverai une petite place dans la chancellerie: le travail n’y sera pas trop dur, mais il faudra de l’assiduité. Pour le surplus, voilà: Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, mon jeune ami ici présent, dont je vous prie de faire plus ample connaissance, vit à la maison, je veux dire en famille; sa mère et sa sœur ont dans leur appartement deux ou trois chambres meublées qu’elles louent, avec la pension et le service, à des personnes tout à fait respectables. Je suis sûr que Nina Alexandrovna fera cas de ma recommandation. Pour vous, prince, c’est le rêve: d’abord parce qu’au lieu de vivre seul, vous serez pour ainsi dire en famille; à mon avis vous ne devez pas, pour vos débuts, vous trouver isolé dans une capitale comme Pétersbourg. Nina Alexandrovna, la mère, et Barbe Ardalionovna, la sœur de Gabriel Ardalionovitch, sont des dames pour lesquelles j’ai la plus haute estime. Nina Alexandrovna est la femme d’Ardalion Alexandrovitch, un général en retraite qui a été mon camarade de régiment mais avec lequel j’ai rompu les relations pour diverses raisons, ce qui ne m’empêche d’ailleurs pas de lui garder une certaine considération. Je vous explique tout cela, prince, pour vous faire comprendre que je vous recommande en quelque sorte personnellement; autant dire que je réponds de vous. La pension sera très modérée et j’espère que vos appointements suffiront bientôt à cette dépense. Sans doute, un homme a aussi besoin d’argent de poche, si peu que ce soit. Mais ne vous fâchez pas, prince, si je vous déconseille d’avoir de l’argent de poche et même, d’une manière générale, de l’argent dans la poche. J’en parle d’après l’opinion que je me fais de vous. Toutefois, comme, en ce moment, votre bourse est complètement vide, laissez-moi pour commencer vous offrir ces vingt-cinq roubles. Nous ferons nos comptes plus tard, et, si vous êtes vraiment l’homme sincère et cordial que vous paraissez quand on vous entend parler, il n’y aura pas entre nous l’ombre d’une difficulté. Si je vous porte autant d’intérêt, c’est que j’ai certaines vues sur vous: vous les connaîtrez plus tard. Voyez que je vous parle en toute simplicité. Gania, tu n’as rien à objecter à ce que le prince loge chez vous?

– Au contraire: maman sera enchantée, affirma Gania sur un ton de prévenance et de politesse.

– Vous n’avez, il me semble, qu’une seule chambre d’occupée, par ce monsieur Fer… Fer…

– Ferdistchenko.

– C’est cela. Votre Ferdistchenko ne me revient pas; c’est un bouffon de bas étage. Je ne comprends pas que Nastasie Philippovna le soutienne ainsi. Est-ce vraiment un de ses parents?

– Non, c’est une plaisanterie. Il n’y a aucun lien de parenté entre eux.

– Que le diable l’emporte! Eh bien! prince, êtes-vous content ou non?

– Je vous remercie, général; vous avez eu pour moi la plus grande bonté, d’autant que je ne vous demandais rien. Je ne dis pas cela par orgueil; il est de fait que je ne savais pas où reposer ma tête. Tout à l’heure, il est vrai, Rogojine m’a invité à venir le voir.

– Rogojine? Voulez-vous un conseil paternel, ou, si vous préférez, amical? Oubliez ce monsieur. En règle générale, je vous recommande de limiter vos relations à la famille dans laquelle vous allez vivre.

– Puisque vous avez tant de bonté, commença le prince, il y a une affaire qui me préoccupe. J’ai reçu avis…

– Ah! excusez-moi, coupa le général, je n’ai plus une minute. Je vais tout de suite vous annoncer à Elisabeth Prokofievna: si elle consent à vous recevoir dès maintenant (ce que j’essaierai d’obtenir en vous recommandant), profitez de l’occasion pour vous faire bien voir d’elle, car elle peut vous être très utile; et puis vous portez le même nom de famille. Si elle n’est pas disposée à vous recevoir, n’insistez pas, ce sera pour un autre moment. Toi, Gania, regarde ces comptes en attendant; nous avons eu tantôt de la peine, Fédosséiev et moi, à les mettre au clair. Il ne faudra pas oublier, de les reporter…

Le général sortit sans que le prince eût réussi à l’entretenir de son affaire, en dépit de trois ou quatre tentatives. Gania alluma une cigarette et en offrit une au prince, qui accepta mais n’essaya pas de lier conversation, par crainte de déranger, et se mit à inspecter le cabinet. Gania jeta à peine un coup d’œil sur le papier couvert de chiffres que le général lui avait dit d’examiner. Il était ailleurs. Son sourire, son regard et son expression pensive parurent encore plus pénibles au prince lorsqu’ils se trouvèrent en tête à tête. Soudain il s’approcha de celui-ci, qui était tombé de nouveau en arrêt devant le portrait de Nastasie Philippovna.

– Alors cette femme vous plaît, prince? demanda-t-il brusquement en fixant sur lui un regard pénétrant, comme s’il nourrissait une intention très arrêtée.

– C’est un visage extraordinaire! répondit le prince, et je suis convaincu que la destinée de cette femme ne doit pas être banale. Sa physionomie est gaie, et cependant elle a dû beaucoup souffrir, n’est-ce pas? On le lit dans son regard et aussi dans ces deux petites protubérances qui forment comme deux points sous les yeux, à la naissance des joues. La figure est fière à l’excès; mais je ne vois pas si elle est bonne ou mauvaise. Puisse-t-elle être bonne: tout serait sauvé!