On remarquera que l’auteur ne nous dit à peu près rien de l’hérédité de son héros, et c’est là un élément essentiel qui nous échappe. Nous connaissons celle de Dostoïevski, avec lequel l’Idiot offre tant de ressemblances avouées. Son père était un ivrogne brutal que ses serfs assassinèrent; sa mère était une créature toute pureté et résignation; il n’est pas défendu de voir dans certaines incohérences la projection du paradoxe atavique de l’homme sur son œuvre.
On s’est souvent demandé si l’Idiot, ce «Don Juan slave» – un Don Juan dont la caractéristique est, dans l’ordre physique, l’impuissance et, dans l’ordre moral, la passivité! - est ou non amoureux. La psychologie en ligne brisée du personnage, ses replis et ses reprises, ne permettent guère d’avoir là-dessus une opinion décisive. On nous laisse entendre que le prince Muichkine est le jouet d’une suggestion; que, sous l’empire d’une exaltation imputable à des circonstances fort distinctes, il a fini par regarder comme de l’amour ce qui n’était que de la compassion. Est-ce bien sûr? Est-il même sûr que les tendresses du prince soient exemptes de tout élément de sensualité? Soyons prudents et imitons Dostoïevski lui-même, lorsqu’il nous confesse benoîtement que, s’il ne définit pas telle ou telle attitude de ses personnages, c’est parce qu’elle est aussi énigmatique pour lui que pour le lecteur.
Au demeurant, cette réflexion me paraît dépasser la malicieuse interprétation que je lui donne. Souvent on a l’étrange sentiment que Dostoïevski perd le contrôle de ses personnages, que ceux-ci le débordent, se rebellent et le réduisent à l’état de simple spectateur du drame issu de son propre cerveau. Nous voici dans une compagnie chère à Pirandello. Mais l’auteur ne s’émeut point. Il met ses héros en vacances quand il a la paresse d’approfondir leurs revirements et, après le dénouement, «son dénouement», il les congédie sans façon comme des serviteurs devenus inutiles, encore qu’il y ait, dans la page où se décide cette dispersion, l’amorce de deux ou trois autres romans.
Et il ne se fait point faute à son tour de tyranniser le lecteur. Une fois qu’il s’est emparé de lui, il ne le lâche plus. Il ne lui fait grâce ni d’un détail, ni d’une de ces digressions à l’aide desquelles il cherche à lui imposer sa manière de voir sur la politique, la religion, les destinées du peuple russe, etc.
Les épisodes s’accumulent et s’enchevêtrent; visiblement quand l’auteur a réussi, par un artifice plus ou moins ingénieux, à réunir tous ses personnages ensemble, il s’attarde en leur société, prêtant aux uns une faconde intarissable, aux autres une patience stoïque. Aussi le récit coule-t-il à la manière d’un fleuve au moment de la débâcle: l’action, alourdie par des diversions et des prolixités, se dérobe plus d’une fois aux yeux du lecteur et peine pour arriver au dénouement. Nous sommes loin de l’«ad eventum festinat» du théâtre classique. Par contre, le drame revêt, dans la scène qui suit le meurtre de Nastasie Philippovna, une grandeur sans pareille. L’auteur s’efface, le style s’allège, le scénario se simplifie; nous atteignons ici aux cimes du pathétique à force de sobriété. La veillée funèbre de ces deux hommes, venus de deux horizons opposés de la vie morale, pleurant joue contre joue et réconciliés devant le cadavre de la femme dont ils se sont disputé l’amour, puis la rechute de l’Idiot dans les ténèbres sous le coup d’une émotion trop forte pour lui, ce sont des pages qui resteront parmi les plus puissantes de toute la littérature moderne.
Si je faisais une anthologie des auteurs russes, je résisterais mal à l’envie de donner des extraits humoristiques de l’œuvre de Dostoïevski. Il y a dans l’Idiot des types d’une irrésistible cocasserie: Lébédev, le général Ivolguine, à ses heures Elisabeth Prokofievna. Ce comique, il est vrai, ne se lie pas toujours intimement à l’œuvre: il est souvent rapporté. Mais Dostoïevski possède, de l’humour à la bouffonnerie, toutes les ressources de la parodie; les extravagances qu’il prête à ses ivrognes et à ses maniaques sont d’une truculente variété. Peut-être le romancier se laisse-t-il aller à sa fantaisie dans l’Idiot plus librement qu’ailleurs, à moins que celle-ci n’emprunte ici au contraste un relief plus saisissant…
Faut-il ajouter - ce que chacun sait - que les personnages de l’Idiot sont les variantes de types qu’on retrouve dans les autres œuvres de Dostoïevski? L’Idiot, c’est Aliocha, des Frères Karamazov. Nastasie Philippovna ressemble à Grouchenka du même roman; Aglaé Epantchine à Lisa Drozdov; Lébédev et le général Ivolguine sont à rapprocher de Lipoutine et Lebiadkine, personnages des Possédés. Mais quelle erreur ce serait d’y voir des figures en série! Les héros du drame antique portaient un masque fixant le trait essentiel de leur personnalité. On serait fort empêché de donner un masque aux personnages de Dostoïevski. Lui-même les aperçoit simultanément sous différentes perspectives et, au surplus, il les entoure d’un halo mystique. À force de les analyser il les émancipe de la tutelle des définitions. Soit dit en passant, ici, dans l’Idiot, il leur retire même toute indication professionnelle; ces personnages «servent» – comme tous les Russes -, mais l’auteur n’a cure de préciser le genre d’occupation auquel ils se livrent, pour ne pas situer leur vie dans un cadre géométrique. Notre intelligence, familiarisée avec un certain schéma de la vie mentale, éprouve un malaise d’autant plus grand à saisir et «recomposer» ces figures.
J’ignore si Dostoïevski est, comme on l’a écrit, le plus profond des romanciers. Mais c’est, à coup sûr, celui dont le talent, l’imagination et la pensée se laissent le plus difficilement circonscrire.
A. M.
PREMIÈRE PARTIE
I
Il était environ neuf heures du matin; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train de Varsovie filait à toute vapeur vers Pétersbourg. L’humidité et la brume étaient telles que le jour avait peine à percer; à dix pas à droite et à gauche de la voie on distinguait malaisément quoi que ce fût par les fenêtres du wagon. Parmi les voyageurs, il y en avait qui revenaient de l’étranger; mais les compartiments de troisième, les plus remplis, étaient occupés par de petites gens affairées qui ne venaient pas de bien loin. Tous, naturellement, étaient fatigués et transis; leurs yeux étaient bouffis, leur visage reflétait la pâleur du brouillard.
Dans un des wagons de troisième classe deux voyageurs se faisaient vis-à-vis depuis l’aurore, contre une fenêtre; c’étaient des jeunes gens vêtus légèrement [2] et sans recherche; leurs traits étaient assez remarquables et leur désir d’engager la conversation était manifeste. Si chacun d’eux avait pu se douter de ce que son vis-à-vis offrait de singulier, ils se seraient certainement étonnés du hasard qui les avait placés l’un en face de l’autre, dans une voiture de troisième classe du train de Varsovie.