– Hum… ce n’est pas là ce que je crains, voyez-vous. Mon devoir est de vous annoncer et le secrétaire ne manquera pas de venir vous parler, à moins que… Voilà: il y a un «à moins que». Oserai-je vous demander si vous n’êtes pas venu solliciter le général en raison de votre pauvreté?
– Oh non! Vous pouvez en être sûr. Mon affaire est d’un tout autre genre.
– Vous m’excuserez, mais la question m’est venue à l’esprit en vous voyant. Attendez le secrétaire; le général est en ce moment occupé avec un colonel; ensuite ce sera le tour du secrétaire de la société.
– Je vois que j’aurai longtemps à attendre. Dans ce cas n’y aurait-il pas un coin quelconque où l’on puisse fumer? J’ai ma pipe et mon tabac.
– Fumer! s’écria le domestique en jetant sur le visiteur un regard de stupeur et de mépris, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles. Fumer! non! on ne fume pas ici. C’est même honteux d’avoir une idée pareille. Ah bien! voilà qui est extravagant!
– Oh! ce n’est pas dans cette pièce que je pensais fumer. Je sais bien qu’on ne le peut pas. Mais je me serais volontiers rendu pour cela dans tel endroit que vous m’auriez indiqué. C’est chez moi une habitude, et voilà bien trois heures que je n’ai pas fumé. Après tout, ce sera comme il vous plaira. Vous connaissez le proverbe qui dit: «À religieux d’un autre ordre… [13]»
– Mais comment voulez-vous que je vous annonce? marmonna presque involontairement le domestique. – Et d’abord votre place n’est pas ici mais dans le salon d’attente, puisque vous êtes un visiteur, donc un hôte; vous risquez de me faire attraper. Est-ce que vous avez l’intention de vous installer chez nous? ajouta-t-il en glissant de nouveau un regard oblique sur le petit paquet qui continuait à l’inquiéter.
– Non, ce n’est point mon intention. Même si on m’invitait, je ne resterais pas ici. Je suis venu tout bonnement pour faire connaissance, et rien de plus.
– Comment? pour faire connaissance? demanda le domestique avec surprise et d’un air encore plus méfiant. – Pourquoi avoir commencé par me dire que vous veniez pour affaire?
– Oh! il s’agit d’une affaire si insignifiante que c’en est à peine une. J’ai seulement un conseil à demander. L’essentiel est pour moi de me présenter, car je suis un prince Muichkine et la générale Epantchine est, elle aussi, la dernière des princesses Muichkine. En dehors d’elle et de moi, il n’existe plus de princes de ce nom.
– Mais alors vous êtes de la famille? s’exclama le domestique avec une sorte d’épouvante.
– Oh! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Certainement, en cherchant bien et à un degré très éloigné, nous sommes parents. Mais cela ne compte guère. Je me suis adressé un jour à la générale dans une lettre expédiée de l’étranger, mais n’ai pas reçu de réponse. J’ai tout de même cru qu’il était de mon devoir d’entrer en relations avec elle à mon retour. Si je vous explique tout cela, c’est pour que vous n’ayez aucun doute, car je vous vois toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, cela suffira pour que l’on comprenne le but de ma visite. Si l’on me reçoit, tant mieux. Si l’on ne me reçoit pas, c’est peut-être également très bien. Mais il me semble que l’on ne peut pas refuser de me recevoir. La générale voudra probablement voir l’aîné et l’unique représentant de son sang. J’ai d’ailleurs entendu dire qu’elle tient beaucoup à sa lignée.
La conversation du prince paraissait empreinte de la plus grande simplicité, mais cette simplicité même, dans le cas donné, avait quelque chose de choquant. Le domestique, homme expérimenté, ne pouvait manquer de sentir qu’un ton parfaitement convenable d’homme à homme devenait tout à fait inconvenant d’un visiteur à un valet. Or, comme les gens de service sont beaucoup plus sensés que leurs maîtres ne le croient en général, le domestique arriva à cette conclusion: de deux choses l’une, ou le prince était un vagabond quelconque venu pour quémander un secours, ou bien c’était un benêt, dénué de toute espèce d’amour-propre, vu qu’un prince intelligent et ayant le sentiment de sa dignité ne resterait pas assis dans l’antichambre à causer de ses affaires avec un laquais. Dans un cas comme dans l’autre, il devait prévoir les désagréments dont il serait tenu pour responsable.
– Je vous prierai tout de même de passer au salon de réception, observa-t-il en mettant dans sa phrase toute l’insistance possible.
– Mais si je m’étais assis là-bas, je n’aurais pas eu l’occasion de vous raconter tout cela, repartit gaîment le prince; vous seriez donc toujours alarmé par ma houppelande et mon petit paquet. Peut-être n’y a-t-il plus lieu d’attendre le secrétaire si vous vous décidez à m’annoncer vous-même?
– Je ne puis annoncer un visiteur tel que vous sans l’avis du secrétaire, d’autant que le général vient de me recommander spécialement de ne le déranger sous aucun prétexte tant qu’il sera occupé avec le colonel. Il n’y a que Gabriel Ardalionovitch qui puisse entrer sans prévenir.
– C’est un fonctionnaire?
– Gabriel Ardalionovitch? Non: c’est un employé privé de la Société. Posez au moins votre petit paquet dans ce coin.
– J’y pensais. Puisque vous le permettez… Savez-vous?’je laisserai aussi mon manteau.
– Naturellement. Vous n’allez pas entrer chez le général avec cela.
Le prince se leva, ôta prestement son manteau et apparut dans un veston de bonne coupe, encore que passablement râpé. Sur son gilet une chaînette d’acier laissait pendre une montre en argent de fabrication genevoise.
Bien qu’il eût décidément classé le prince au nombre des pauvres d’esprit, le domestique finit par se rendre compte qu’il était inconvenant que le valet de chambre d’un général prolongeât de son chef la conversation avec un visiteur. Pourtant le prince lui plaisait, dans son genre bien entendu. Mais à un autre point de vue il lui inspirait une réprobation décisive et brutale.
– Et la générale, quand reçoit-elle? demanda le prince en se rasseyant à la même place.
– Ceci n’est pas mon affaire, monsieur. Elle reçoit différemment selon les personnes. Une modiste sera reçue même à onze heures. Gabriel Ardalionovitch passe également avant tout le monde; il a ses entrées même à l’heure du petit déjeuner.
– En hiver la température est plus élevée ici qu’à l’étranger dans les appartements, observa le prince. En revanche, elle est plus basse à l’extérieur. Il fait si froid là-bas dans les maisons qu’un Russe a de la peine à s’y faire.
– On ne chauffe donc pas?
– C’est-à-dire que les poêles et les fenêtres ne sont pas construits de la même façon.
– Ah! Vous avez voyagé longtemps?
– Oui: quatre ans. D’ailleurs je suis resté presque tout le temps au même endroit, à la campagne.
– Et vous avez perdu l’habitude de la vie russe?
– C’est vrai aussi. Vous le croirez si vous voulez, mais je m’étonne parfois de ne pas avoir désappris le russe. En parlant avec vous je me dis: «mais je parle tout de même bien». C’est peut-être pour cela que je parle tant. Depuis hier j’ai toujours envie de parler russe.
– Vous avez vécu auparavant à Pétersbourg? (Malgré qu’il en eût, le laquais ne pouvait se décider à rompre un entretien aussi amène et aussi courtois).
– Pétersbourg? Je n’y ai habité que par moments et de passage. Du reste en ce temps-là je n’étais au courant de rien. Aujourd’hui j’entends qu’il y a tant d’innovations qu’on doit réapprendre tout ce qu’on a appris. Ainsi on parle beaucoup ici de la création de nouveaux tribunaux [14].