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– Brisons là, et ne me reparle jamais de cela! s’exclama le prince. Écoute-moi, Parfione: un moment avant ton arrivée, je me promenais par ici; soudain je me suis mis à rire, sans savoir pourquoi. Je venais de me rappeler que c’est justement demain l’anniversaire de ma naissance. Il n’est pas loin de minuit. Viens attendre avec moi l’aube de ce jour. J’ai du vin, nous le boirons; tu me souhaiteras ce que moi-même je ne parviens pas à me souhaiter en ce moment; il faut que ce soit de toi que me vienne ce souhait; moi, je ferai des vœux pour ton parfait bonheur. Si tu ne veux pas, rends-moi ma croix! Cette croix, tu ne me l’as pas renvoyée le lendemain. L’as-tu sur toi? La portes-tu encore maintenant?

– Oui, je la porte, répondit Rogojine.

– Alors partons! Je ne veux pas m’engager sans toi dans une vie nouvelle, car c’est pour moi une vie nouvelle qui a commencé! Tu ne sais pas, Parfione, que ma vie nouvelle a commencé aujourd’hui?

– À présent je vois et sais par moi-même qu’elle a commencé. Je vais lui en rendre compte. Tu n’es pas dans ton état normal, Léon Nicolaïévitch.

IV

Ce fut avec un vif étonnement qu’en s’approchant de sa villa en compagnie de Rogojine, le prince vit la terrasse brillamment éclairée et occupée par une nombreuse et bruyante société. Cette société était pleine d’entrain, riait aux éclats et vociférait; elle semblait discuter à grands cris; du premier coup d’œil on pouvait se rendre compte que le temps se passait là joyeusement. Et en effet, quand il monta sur la terrasse, le prince trouva tout le monde en train de boire, et du champagne encore; cette petite fête devait durer déjà depuis un bon moment, car beaucoup d’assistants avaient eu le loisir de se mettre en assez belle humeur. Tous étaient des connaissances du prince, mais l’étrange était de les voir réunis comme si on les eût invités, alors qu’il n’avait fait aucune invitation et que c’était même par hasard qu’il venait de se rappeler le jour de son anniversaire.

– Tu as dû dire à quelqu’un que tu offrirais le champagne; alors ils sont accourus, murmura Rogojine en suivant le prince sur la terrasse. Nous connaissons cela; il suffît de les siffler… ajouta-t-il sur un ton d’aigreur, sans doute en évoquant mentalement un passé peu éloigné.

La bande tout entière entoura le prince après l’avoir accueilli par des cris et des souhaits. Quelques convives étaient fort bruyants, d’autres beaucoup plus calmes; mais, dès qu’on sut que c’était son anniversaire, tous s’approchèrent à tour de rôle et s’empressèrent de le congratuler. La présence de certaines personnes, par exemple de Bourdovski, intrigua le prince; mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de trouver Eugène Pavlovitch en pareille compagnie; il n’en croyait pas ses yeux et fut presque effrayé de le reconnaître.

Sur ces entrefaites Lébédev, très rouge et plutôt allumé, accourut pour donner des explications; il était passablement mûr. Il exposa avec volubilité que tout ce monde s’était réuni de la manière la plus naturelle du monde, et même par hasard. Le premier de tous avait été Hippolyte qui était arrivé dans la soirée; se sentant beaucoup mieux et voulant attendre sur la terrasse le retour du prince, il s’était couché sur un divan. Puis Lébédev était venu se joindre à lui, bientôt suivi de toute sa famille, ou, pour mieux dire, de ses filles et du général Ivolguine. Bourdovski était arrivé avec Hippolyte auquel il tenait compagnie. Gania et Ptitsine, passant près de la villa, étaient entrés, semblait-il, depuis peu de temps (leur arrivée avait coïncidé avec l’incident du vauxhall); puis Keller avait fait son apparition en annonçant que c’était l’anniversaire du prince et en réclamant du champagne. Eugène Pavlovitch n’était là que depuis une demi-heure. Kolia avait insisté de toutes ses forces pour qu’on servît du champagne et qu’on organisât une fête. Lébédev s’était empressé d’apporter du vin.

– Mais c’est mon vin, mon vin! bafouilla-t-il en s’adressant au prince; c’est moi qui fais les frais, afin de vous fêter et de vous féliciter, et il y aura aussi un petit festin, un souper froid; ma fille s’en occupe. Ah! prince, si vous connaissiez le thème que nous discutons! Vous vous rappelez cette phrase de Hamlet: «être ou ne pas être»? Voilà un thème moderne, bien moderne! Questions et réponses… Et monsieur Térentiev est au comble de l’animation… il ne veut pas se coucher! D’ailleurs il n’a bu qu’une gorgée de champagne, une seule gorgée, cela ne peut lui faire de mal… Approchez-vous, prince, et tranchez le débat! Tout le monde vous attendait, tout le monde comptait sur votre finesse d’esprit…

Le prince remarqua le regard doux et caressant de Véra Lébédev qui, elle aussi, se frayait vivement passage pour arriver jusqu’à lui. Ce fut la première à qui il tendit la main; elle rougit de plaisir et lui souhaita «une vie heureuse à partir de ce jour-là». Là-dessus elle courut à la cuisine où elle était en train de préparer la collation. Mais, même avant le retour du prince, dès qu’elle avait pu se libérer un instant de sa besogne, elle était venue sur la terrasse pour écouter de toutes ses oreilles les discussions passionnées et sans fin que les convives, mis en verve par le vin, consacraient aux questions les plus abstraites et les plus étrangères à la jeune fille. Sa sœur cadette s’était endormie bouche bée dans la pièce à côté, assise sur un coffre. Quant au jeune fils de Lébédev, il restait auprès de Kolia et d’Hippolyte; à l’expression ravie de son visage on devinait qu’il serait bien resté là sans bouger de place encore dix heures de suite à jouir de la conversation.

– Je vous attendais tout particulièrement et suis enchanté de vous voir arriver si heureux, dit Hippolyte lorsque le prince lui prit la main aussitôt après avoir serré celle de Véra.

– Et comment savez-vous que je suis «si heureux»?

– Cela se voit sur votre figure. Saluez ces messieurs et dépêchez-vous de venir vous asseoir ici, près de nous. Je vous attendais tout particulièrement, répéta-t-il en appuyant significativement sur cette phrase.

Le prince lui demanda s’il n’était pas dangereux pour sa santé de veiller si tard. Il répondit qu’il s’étonnait lui-même de ne s’être jamais senti mieux portant que ce soir, alors qu’il était à la mort trois jours avant.

Bourdovski se leva brusquement et marmonna qu’il était venu «comme cela», en «accompagnant» Hippolyte; il était enchanté, lui aussi; dans sa lettre il avait «écrit des bêtises» mais était maintenant «tout bonnement enchanté»… Il n’acheva pas sa phrase, serra avec vigueur la main du prince et se rassit.

Quand il eut salué tout le monde, le prince s’approcha d’Eugène Pavlovitch. Celui-ci le prit aussitôt par le bras:

– Je n’ai que deux mots à vous dire, fit-il à demi-voix; il s’agit d’un événement très important; isolons-nous une minute.

– Deux mots, chuchota une seconde voix à l’autre oreille du prince, tandis qu’une autre main lui prenait le bras resté libre.

Le prince eut la surprise de voir une face ébouriffée, rouge, joviale et clignotante, qu’il reconnut aussitôt être celle de Ferdistchenko. Celui-ci avait surgi on ne savait d’où.

– Vous vous souvenez de Ferdistchenko? demanda-t-il?

– D’où sortez-vous? s’écria le prince.

– Il se repent! s’exclama Keller qui s’était approché précipitamment. Il s’était caché, il ne voulait pas paraître devant vous. Il se dissimulait là-bas dans un coin. Il se repent, prince, il se sent coupable.

– Mais de quoi, de quoi donc?

– C’est moi qui l’ai rencontré, prince, je l’ai amené aussitôt; c’est un de mes meilleurs amis, mais il se repent.

– Enchanté, messieurs; allez prendre place avec le reste de la société, je reviens tout de suite, dit enfin le prince pour se débarrasser d’eux; il avait hâte de s’entretenir avec Eugène Pavlovitch.

– On se distrait chez vous, remarqua ce dernier, et j’ai passé à vous attendre une agréable demi-heure. Voici ce dont il s’agit, mon très cher Léon Nicolaïévitch; j’ai tout arrangé avec Kourmichev et je suis venu pour vous tranquilliser; vous n’avez pas à vous inquiéter; il a pris la chose avec beaucoup, beaucoup de bon sens; d’autant qu’à mon avis, c’était plutôt lui qui avait tort.