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– Quant à vous, Eugène Pavlovitch, vous avez même compté les minutes pendant que je dormais, lança-t-il d’un ton moqueur; – vous ne m’avez pas quitté des yeux toute la soirée, je m’en suis aperçu… Ah! Rogojine! Je viens de le voir en rêve, chuchota-t-il au prince en fronçant le sourcil et en montrant d’un signe de tête l’endroit de la table où était assis Parfione Sémionovitch. – Ah! oui, à propos, fit-il en sautant brusquement d’un sujet à l’autre, où est l’orateur, où est Lébédev? Il a donc fini son discours? De quoi a-t-il parlé? Est-il vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la «beauté» sauverait le monde? Messieurs, s’écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde! Et moi je prétends que, s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux. Messieurs, le prince est amoureux; tout à l’heure, aussitôt qu’il est entré, j’en ai acquis la conviction. Ne rougissez pas, prince! vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde? C’est Kolia qui m’a répété le propos… Vous êtes un fervent chrétien? Kolia dit que vous-même, vous vous donnez ce nom de chrétien.

Le prince le contempla attentivement et ne répliqua point.

– Vous ne me répondez pas? Vous pensez peut-être que je vous aime beaucoup, ajouta à l’improviste Hippolyte, comme si cette réflexion lui échappait.

– Non, je ne pense pas cela. Je sais que vous ne m’aimez pas.

– Comment! Même après ce qui s’est passé hier! Ai-je été sincère avec vous hier?

– Je savais, hier aussi, que vous ne m’aimiez pas.

– Vous voulez dire que c’est parce que je vous envie, parce que je vous jalouse? Vous l’avez toujours cru et vous le croyez encore, mais… pourquoi vous parler de cela? Je veux boire encore du champagne; Keller, versez-m’en.

– Il ne faut plus boire, Hippolyte; je ne vous laisserai pas…

Et le prince éloigna la coupe de lui.

– C’est vrai, après tout… acquiesça-t-il immédiatement d’un air songeur; ils diraient sans doute que… mais que m’importe ce qu’ils diraient! N’est-ce pas, voyons? Qu’ils disent ensuite ce qu’ils voudront, n’est-ce pas, prince? Et que nous chaut, à nous tous tant que nous sommes, ce qui sera après?… Au reste je sors d’un songe. Quel affreux songe j’ai fait! c’est seulement maintenant que je me le rappelle. Je ne vous souhaite pas de pareils rêves, prince, bien qu’effectivement je ne vous aime peut-être guère. D’ailleurs, si on n’aime pas quelqu’un, ce n’est pas une raison pour lui vouloir du mal, n’est-il pas vrai? Mais pourquoi fais-je toutes ces questions? Pourquoi toutes ces interrogations? Donnez-moi votre main, je vous la serrerai bien fort; voilà, comme cela… Vous m’avez quand même tendu la main. Donc vous sentez que je vous la serre sincèrement… Soit, je ne boirai plus. Quelle heure est-il? Inutile de me le dire, d’ailleurs; je le sais. L’heure a sonné. Le moment est venu. Eh quoi? on sert la collation dans ce coin? Alors cette table est libre? Parfait! Messieurs, je… Tout ce monde n’écoute même pas… J’ai l’intention de lire un article, prince, la collation est certainement plus intéressante, mais…

Brusquement et de la manière la plus inattendue il tira de sa poche de côté un large paquet de format administratif, scellé d’un grand cachet rouge, et le posa devant lui sur la table.

Ce geste imprévu produisit son effet sur la société, qui était mûre, mais… pas pour une lecture. Eugène Pavlovitch se leva de sa chaise en sursaut; Gania se rapprocha vivement de la table; Rogojine fit de même, mais avec la moue dégoûtée et maussade de l’homme qui sait de quoi il retourne. Lébédev, qui se trouvait près de là, s’avança avec un regard fouinard et se mit à examiner le paquet en essayant d’en deviner le contenu.

– Qu’est-ce que vous avez là? demanda le prince d’un ton inquiet.

– Aux premières lueurs du soleil je me coucherai, prince; je l’ai dit; parole d’honneur, vous verrez! s’écria Hippolyte. Mais… mais… est-ce que vous me croyez hors d’état de décacheter ce paquet? ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard de défi qui paraissait s’adresser à tout le monde sans distinction.

Le prince remarqua qu’il tremblait de tous ses membres. Il prit la parole au nom de l’assistance.

– Aucun de nous n’a cette pensée. Pourquoi nous l’attribuez-vous et croyez-vous que… Quelle drôle d’idée de vouloir nous faire une lecture! Qu’avez-vous là, Hippolyte?

– Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui lui prend encore? demandait-on autour de lui. Tous s’approchèrent: quelques-uns mangeaient déjà. Le paquet et son cachet rouge attiraient les convives comme un aimant.

– C’est ce que j’ai écrit moi-même hier, aussitôt après vous avoir donné ma parole que je viendrais m’installer chez vous, prince. J’y ai passé toute la journée d’hier, puis la nuit; je l’ai terminé ce matin. Avant le petit jour, j’ai fait un rêve…

– Ne vaut-il pas mieux remettre cela à demain.? interrompit timidement le prince.

– Demain «il n’y aura plus de temps», repartit Hippolyte avec un ricanement convulsif. Au demeurant n’ayez aucune crainte, la lecture prendra quarante minutes ou, au plus, une heure… Et voyez l’intérêt que tout le monde y porte: chacun s’approche, chacun regarde mon cachet. Si je n’avais pas mis cet article sous pli cacheté, il n’aurait éveillé aucune curiosité. Ha! ha! Voilà l’attrait du mystère! Décachetterai-je ou non, messieurs? s’écria-t-il en riant de son rire singulier et en dardant sur l’auditoire des yeux étincelants. Mystère! mystère! Vous rappelez-vous, prince, qui a annoncé qu’«il n’y aurait plus de temps»? C’est l’Ange immense et puissant de l’Apocalypse.

– Mieux vaut ne pas lire, s’exclama brusquement Eugène Pavlovitch avec un air d’inquiétude tel que beaucoup de personnes en furent frappées.

– Ne lisez pas! s’écria également le prince, en posant la main sur le paquet.

– Comment, lire maintenant? Mais on va souper, observa quelqu’un.

– Un article? C’est sans doute pour une revue? demanda un autre.

– Il est peut-être ennuyeux? ajouta un troisième.

– Mais de quoi donc s’agit-il? questionnèrent les autres.

Le geste d’appréhension du prince avait effrayé Hippolyte lui-même.

– Alors,… on ne lit pas? lui chuchota-t-il d’un ton craintif, tandis qu’un sourire grimaçant contractait ses lèvres bleuies. – On ne lit pas? murmura-t-il en scrutant autour de lui tous les yeux et tous les visages, et en cherchant à s’attacher les gens, comme tout à l’heure, avec un avide besoin d’épanchement. Vous… avez peur? demanda-t-il en se tournant de nouveau vers le prince.

– Peur de quoi? répliqua celui-ci dont la physionomie s’altérait de minute en minute.

– Quelqu’un aurait-il une pièce de vingt kopeks? fit soudain Hippolyte en bondissant comme si on l’avait arraché de sa chaise; une menue monnaie quelconque?

– Voilà! dit aussitôt Lébédev en tendant une pièce; l’idée que le malade avait perdu la tête venait de s’emparer de son esprit.

– Véra Loukianovna! appela précipitamment Hippolyte; prenez cette pièce et jetez-la sur la table: pile ou face? Si c’est pile, on lira!

Véra regarda avec effroi la monnaie, puis Hippolyte, puis bon père et, levant la tête avec l’idée qu’elle ne devait pas regarder la pièce, elle lança celle-ci sur la table d’un geste gauche. C’était pile.

– Il faut lire! murmura Hippolyte comme écrasé sous le décret du sort; il n’aurait pas été plus pâle s’il avait entendu son arrêt de mort. – D’ailleurs, s’écria-t-il en frissonnant après une demi-minute de silence, qu’est-ce à dire? Se peut-il que je vienne de jouer ma destinée?

Il jeta sur l’assistance un regard circulaire où se traduisait le même désir de s’épancher et de quémander l’intérêt; puis, se tournant brusquement vers le prince, il s’écria avec un accent de sincère étonnement.

– Voici un étrange trait de psychologie… un trait incompréhensible, prince! répéta-t-il en s’animant et du ton d’un homme qui se ressaisit; – notez cela et rappelez-vous-le, puisque vous recueillez, paraît-il, des documents sur la peine de mort… On me l’a dit, ha! ha! Oh Dieu! quel absurde non-sens!