Выбрать главу

– Oh! mon Dieu! s’écria-t-il en s’adressant à sa femme, ce sont tous mes papiers, mes derniers instruments, enfin tout!…» Oh! monsieur, savez-vous quel service vous venez de me rendre? J’étais un homme perdu!

«Entre temps j’avais saisi le bouton de porte pour sortir sans répondre, mais j’étouffai et fus secoué d’un brusque accès de toux, si véhément qu’à peine pouvais-je rester debout. Je vis le monsieur tourner en tous sens pour me trouver une chaise libre; il prit enfin les haillons qui traînaient sur un siège, les jeta par terre et me fit asseoir en toute hâte mais avec précaution. Ma quinte se prolongea encore pendant au moins trois minutes. Quand je revins à moi, il était assis à mon côté sur une autre chaise qu’il avait sans doute aussi débarrassée de ses hardes et il me regardait fixement.

– Vous avez l’air de… souffrir? fit-il du ton que prennent habituellement les médecins en abordant leurs malades… – Je suis moi-même… médecin (il n’employa pas le mot «docteur»). Et, ce disant, il montra d’un geste la chambre, comme pour protester contre sa situation actuelle.

– Je vois que vous…

– Je suis phtisique, articulai-je laconiquement en me levant.

«Il se leva, lui aussi, d’un bond.

– Peut-être que vous exagérez… En vous soignant…

«Il était très troublé et n’arrivait pas à se ressaisir; il tenait le portefeuille dans sa main gauche.

– Oh! ne vous inquiétez pas! l’interrompis-je de nouveau en saisissant le bouton de la porte; j’ai été examiné la semaine dernière par B… ne [21] (là encore, je citai le nom de B… ne) et mon affaire est claire. Excusez-moi!

«J’avais derechef l’intention d’ouvrir la porte et de laisser le docteur confus, reconnaissant et écrasé de honte, mais ma maudite toux me reprit juste à ce moment. Mon docteur me fit alors rasseoir et insista pour que je me repose; il se tourna vers sa femme qui, sans bouger de place, m’adressa quelques paroles affables de gratitude. Ce faisant elle se troubla tellement que ses joues sèches et décolorées s’empourprèrent. Je restai, mais pris l’air de quelqu’un qui désire laisser paraître à tout moment une crainte extrême d’être importun (c’était l’air qui convenait). Je remarquai que le repentir avait fini par torturer mon docteur.

– Si je…, commença-t-il en s’interrompant à chaque instant et en sautant d’une phrase à l’autre, je vous suis si reconnaissant et j’ai si mal agi avec vous… je… vous voyez – il montra de nouveau la chambre – en ce moment je me trouve dans une telle situation…

– Oh! dis-je, c’est tout vu; le cas n’a rien de nouveau; vous avez probablement perdu votre place et vous êtes venu dans la capitale pour vous expliquer et en chercher une autre?

– D’où… l’avez-vous appris? demanda-t-il étonné.

– Cela se voit au premier coup d’œil, répondis-je sur un ton d’involontaire ironie. – Beaucoup de gens arrivent ici de province avec des espérances; ils font des pas et des démarches et vivent ainsi au jour le jour.

«Il se mit à parler avec une chaleur soudaine; ses lèvres tremblaient; je dois dire que ses lamentations et son récit me touchèrent; je restai chez lui près d’une heure. Il m’exposa son histoire qui, du reste, n’avait rien d’extraordinaire. Médecin en province, au service de l’État, il avait été victime d’intrigues auxquelles avait même été mêlé le nom de sa femme. Sa fierté s’était révoltée et il avait perdu patience. Là-dessus, un mouvement dans le personnel administratif ayant été favorable à ses ennemis, on avait travaillé en sous-main contre lui et il avait été l’objet d’une plainte; il avait dû abandonner sa place et aller avec ses dernières ressources à Pétersbourg pour fournir des explications. Là, comme toujours, on le traîna en longueur avant de lui accorder audience; puis on l’écouta, puis on l’éconduisit, puis on lui fit des promesses, puis on l’admonesta sévèrement, puis on lui ordonna d’exposer son affaire par écrit, puis on refusa de recevoir son mémoire et on l’invita à présenter une requête. Bref, il avait couru pendant cinq mois et mangé tout ce qu’il avait; les robes de sa femme étaient engagées au mont-de-piété jusqu’à la dernière; c’est à ce moment qu’un enfant leur était né et… et… «aujourd’hui on m’a signifié le rejet définitif de ma requête; je n’ai pour ainsi dire plus de pain, je n’ai plus rien et ma femme relève de couches. Je, je…»

«Il se dressa brusquement et se détourna. Sa femme pleurait dans un coin; l’enfant recommença à piailler. J’ouvris mon carnet et me mis à inscrire quelques notes. Lorsque j’eus fini et me levai, je le vis planté devant moi qui me regardait avec une curiosité craintive.

«J’ai noté votre nom, lui dis-je, et tout le reste: la localité où vous avez servi, le nom de votre gouverneur, les dates et les mois. J’ai un camarade d’école nommé Bakhmoutov dont l’oncle, Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov, est conseiller d’État actuel et directeur de département…

– Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov! s’écria mon médecin dans une sorte de tremblement, mais c’est de lui que presque toute cette affaire dépend!

«Et, de fait, dans l’histoire de mon médecin et dans son dénouement, auquel je contribuai d’une façon si inopinée, tout s’enchaîna et s’arrangea, selon les prévisions, comme dans un roman. J’engageai ces pauvres gens à ne fonder aucune espérance sur moi, attendu que j’étais moi-même un pauvre collégien (j’exagérais à dessein l’humilité de ma situation, car il y avait longtemps que j’avais terminé mes études au collège). J’ajoutai qu’ils n’avaient pas besoin de savoir mon nom, mais que j’irais de ce pas au Vassili Ostrov [22] pour voir mon camarade Bakhmoutov. J’étais sûr que son oncle, le conseiller d’État actuel, vieux garçon, sans enfants, adorait mon camarade jusqu’à la passion, voyant en lui le dernier rejeton de sa famille. Peut-être, dis-je en terminant, que ce camarade pourra faire quelque chose pour vous et, comme de raison, à cause de moi, auprès de son oncle.»

– Si on me laissait seulement m’expliquer devant Son Excellence! Si j’arrivais à pouvoir obtenir l’honneur de me justifier de vive voix! s’écria-t-il en frissonnant comme s’il avait la fièvre, tandis que ses yeux étincelaient.

«C’est bien l’expression qu’il employa: «Si j’arrivais à pouvoir obtenir l’honneur…» Après avoir répété une fois de plus que l’affaire raterait sûrement et que tous nos efforts resteraient stériles, j’ajoutai que, si je ne venais pas chez eux le lendemain matin, cela voudrait dire que tout serait fini et qu’ils n’avaient plus rien à attendre. Ils me reconduisirent avec force saluts et semblaient presque avoir perdu la tête. Jamais je n’oublierai l’expression de leur visage. Je pris un fiacre et me rendis sur-le-champ au Vassili Ostrov.

«Nous avions vécu dans une continuelle inimitié, ce Bakhmoutov et moi, pendant plusieurs années de collège. On le tenait chez nous pour un aristocrate; c’était du moins ainsi que je l’avais qualifié. Il était toujours très bien mis et arrivait dans son propre équipage. Il n’était pas fier; c’était un excellent camarade, d’une perpétuelle bonne humeur, parfois même très spirituel, sans être d’une grande intelligence; cependant il était toujours le premier de la classe, et moi je n’ai jamais été premier en rien. Tous ses condisciples l’aimaient, sauf moi. Pendant ces quelques années il m’avait à diverses reprises fait des avances, mais je m’étais chaque fois détourné de lui d’un air maussade et irrité. Il y avait environ un an que je ne l’avais revu; il était à l’Université. Quand j’entrai chez lui, vers les neuf heures du soir (non sans formalités cérémonieuses, car des domestiques m’annoncèrent), il me reçut d’abord avec étonnement et même d’une manière assez peu affable. Mais il ne tarda pas à retrouver sa gaîté et partit d’un brusque éclat de rire en me regardant:

– Quelle idée vous a pris de venir me voir, Térentiev? s’écria-t-il avec le cordial sans-façon qui lui était familier; son ton était parfois cavalier mais jamais offensant; c’était un trait que j’aimais en lui et qui pourtant était la cause de ma haine à son égard. – Mais quoi donc? s’écria-t-il avec effroi, vous êtes si malade?

вернуться

[21] Sans doute le docteur Botkine médecin d’Alexandre II. – N. d. T.

вернуться

[22] Le Vassilievski Ostrov (couramment appelé le Vassili Ostrov par la colonie étrangère de Pétersbourg) est le quartier universitaire de la ville, dans une grande île entre les bras de la Neva. – N. d. T.