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Après la soirée, au moment de partir, la princesse Biélokonski dit à Elisabeth Prokofievna:

– Que te dirais-je? Il est bien et il est mal; si tu veux mon avis, il est plutôt mal. Tu vois toi-même quel genre d’homme c’est: un malade!

Elisabeth Prokofievna décida en son for intérieur que le prince était un fiancé «impossible» et, durant la nuit, elle se jura «qu’elle vivante, jamais il n’épouserait Aglaé». Elle se leva le matin dans la même disposition. Mais un peu après midi, à l’heure du déjeuner, elle tomba dans une singulière contradiction avec elle-même.

À une question d’ailleurs fort discrète de ses sœurs, Aglaé riposta sur un ton froid mais arrogant:

– Je ne lui ai jamais engagé ma parole, je ne l’ai jamais regardé comme mon fiancé. Il m’est aussi indifférent que le premier venu.

Elisabeth Prokofievna prit aussitôt la mouche.

– Je ne m’attendais pas à ce langage de ta part, fit-elle sur un ton chagriné. Que ce soit un parti impossible, je le sais du reste, et Dieu soit loué que l’affaire se soit terminée de la sorte! Mais je n’aurais pas cru que tu t’exprimerais ainsi! Je m’étais fait de toi une tout autre idée. Moi, j’aurais mis à la porte tous les convives d’hier pour ne garder que lui. Voilà l’opinion que j’ai de lui!…

Elle s’arrêta court, effrayée de ce qu’elle venait de dire. Ah! si elle avait pu savoir à quel point elle était en ce moment injuste envers sa fille! Tout était déjà décidé dans l’esprit d’Aglaé: celle-ci aussi attendait son heure, l’heure décisive pour elle, et toute allusion, toute approche imprudente lui faisait au cœur une profonde blessure.

VIII

Pour le prince aussi, cette matinée débuta sous l’influence de pénibles pressentiments. On aurait pu les expliquer par son état morbide, mais il entrait dans sa tristesse quelque chose de si mal défini que c’était là la cause principale de sa souffrance. Sans doute il était en face de faits concrets d’une précision douloureuse et navrante, mais sa tristesse allait au delà de tout ce qu’il évoquait ou imaginait; il comprenait qu’il n’arriverait pas tout seul à calmer son angoisse. Peu à peu s’enracina en lui l’attente d’un événement extraordinaire et décisif qui surviendrait pour lui ce jour-là. L’attaque qu’il avait eue la veille avait été plutôt bénigne; il ne lui en restait pas d’autres troubles qu’une disposition à l’hypocondrie, une pesanteur dans la tête et des douleurs dans les membres. Son cerveau était relativement lucide bien que son âme fût endolorie. Il se leva assez tard, et aussitôt le souvenir de la soirée précédente lui revint avec netteté; il reprit même plus ou moins conscience qu’on l’avait ramené à son domicile une demi-heure après son attaque.

Il apprit que les Epantchine avaient déjà fait demander des nouvelles de sa santé. À onze heures et demie on revint en prendre pour la seconde fois; cela lui fit plaisir. Véra Lébédev fut l’une des premières personnes à lui rendre visite et à lui offrir ses services. Dès qu’elle le vit, elle fondit brusquement en larmes; mais, quand le prince l’eut tranquillisée, elle se mit à rire. Il fut saisi de la vive compassion que la jeune fille lui témoignait; il lui prit la main et la baisa, ce qui la fit rougir.

– Ah! que faites-vous! que faites-vous! s’écria-t-elle avec effroi en retirant rapidement sa main.

Elle ne tarda pas à quitter la pièce en proie à un trouble singulier, non sans avoir eu le temps de raconter que son père avait couru de grand matin chez le «défunt» (comme il appelait le général), afin de s’informer s’il n’était pas mort dans la nuit. Elle avait ajouté que, de l’opinion commune, le malade n’en avait plus pour longtemps.

Avant midi Lébédev lui-même, rentrant chez lui, se présenta chez le prince, mais seulement «pour une minute et afin de prendre des nouvelles de sa précieuse santé», etc.; en outre, il voulait faire une visite à la «petite armoire». Il n’arrêtait pas de gémir et de pousser des exclamations, si bien que le prince ne fut pas long à le congédier, ce qui ne l’empêcha pas de hasarder des questions au sujet de l’accès de la veille, bien qu’il fût évident qu’il connaissait déjà l’affaire en détail.

Après lui accourut Kolia, qui ne venait aussi que pour une minute; mais, lui, était réellement pressé; il était en proie à une véhémente et sombre inquiétude. Il commença par demander carrément au prince, et avec insistance, de lui expliquer tout ce qu’on lui cachait et il ajouta qu’on lui avait déjà presque tout appris la veille. Son émotion était intense et profonde.

Le prince le mit au courant de la vérité avec toute la sympathie dont il était capable; il exposa les faits avec une complète exactitude; ce fut un coup de foudre pour le pauvre garçon qui ne trouva pas un mot à dire et se prit à pleurer silencieusement. Le prince sentit que c’était là une de ces impressions qui restent à tout jamais et marquent dans la vie d’un adolescent une solution de continuité. Il s’empressa de lui faire part de la façon dont il envisageait l’événement en ajoutant qu’à son avis, la mort du vieillard provenait peut-être surtout de l’épouvante que la mauvaise action commise avait laissée dans son cœur; c’était une réaction dont tout le monde n’aurait pas été capable. Les yeux de Kolia étincelaient quand le prince eut fini de parler:

– Quels vauriens que Gania, Barbe et Ptitsine! Je ne me querellerai pas avec eux, mais à partir de maintenant chacun de nous suivra sa voie! Ah! prince, j’ai éprouvé depuis hier bien des sentiments nouveaux; c’est une leçon pour moi! Je considère maintenant que je dois subvenir à l’existence de ma mère; bien qu’elle soit chez Barbe à l’abri du besoin, ce n’est pas cela…

Il se rappela qu’on l’attendait et se leva précipitamment; puis, s’étant enquis en hâte de la santé du prince et ayant reçu la réponse, il ajouta avec vivacité:

– N’y a-t-il pas encore autre chose? J’ai entendu dire qu’hier… (d’ailleurs cela n’est pas mon affaire), mais si vous avez jamais besoin, pour quoi que ce soit, d’un serviteur fidèle, vous l’avez devant vous. Il me semble que ni l’un ni l’autre ne sommes heureux, n’est-ce pas? Mais… je ne vous interroge pas, je ne vous interroge pas…

Quand il fut parti, le prince se plongea plus profondément encore dans ses réflexions. Tous lui prophétisaient le malheur, tous avaient déjà tiré leurs conclusions, tous avaient l’air de savoir une chose que lui ignorait. Lébédev posait des questions insidieuses, Kolia faisait des allusions directes, Véra pleurait. Il finit par esquisser un geste de dépit. «Maudite, maladive défiance!» se dit-il.

Son visage se rasséréna vers les deux heures quand il vit les dames Epantchine venir lui rendre visite «pour une petite minute». C’était bien en effet une visite d’une minute qui les amenait. Elisabeth Prokofievna avait déclaré aussitôt après le déjeuner que l’on irait tous ensemble faire une promenade. Elle avait dit cela d’un ton de commandement, coupant, sec et sans explication. Tout le monde sortit, c’est-à-dire la maman, les demoiselles et le prince Stch… Elisabeth Prokofievna s’engagea tout droit dans une direction opposée à celle que l’on prenait chaque jour. Tous comprirent ce dont il s’agissait, mais gardèrent le silence par crainte d’irriter la maman, qui marchait en tête sans se retourner, comme pour esquiver les reproches ou les objections. À la fin Adélaïde lui fit remarquer qu’il n’était pas nécessaire de courir si vite pour se promener et qu’on n’arriverait pas à la suivre.

– À propos, dit soudain Elisabeth Prokofievna en faisant volte-face, nous passons maintenant à proximité de chez lui. Quoi qu’en puisse penser Aglaé et quoi qu’il advienne par la suite, ce n’est pas un étranger pour nous; encore moins maintenant qu’il est malheureux et malade. Pour ce qui est de moi du moins, je vais lui faire une visite. Me suive qui voudra; libre à chacun de continuer sa promenade.

Naturellement tout le monde entra. Le prince, comme il convenait, s’empressa de s’excuser encore une fois pour le vase qu’il avait brisé la veille et… pour le scandale.

– Allons, ce n’est rien! répondit Elisabeth Prokofievna; ce n’est pas le vase qui me fait de la peine, c’est toi. Ainsi tu reconnais maintenant toi-même qu’il y a eu scandale: c’est toujours le lendemain matin que l’on s’en rend compte… mais cela non plus ne tire pas à conséquence, car chacun voit à présent que tu n’es pas responsable. Enfin au revoir! Si tu en as la force, fais une promenade et ensuite un nouveau somme, c’est le conseil que je te donne. Si la fantaisie t’en prend, viens chez nous comme par le passé; sois convaincu une fois pour toutes que, quoi qu’il advienne et quoi qu’il en résulte, tu resteras quand même l’ami de notre maison, ou du moins le mien. Je puis au moins répondre de moi…