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– Avec Nastasie Philippovna! s’écria le prince.

– Eh! eh! il me semble que vous perdez votre flegme et que vous commencez à vous étonner? Je suis ravi de voir que vous voulez ressembler à un homme. En retour je vais vous divertir. Voyez ce que l’on gagne à se montrer serviable envers les jeunes demoiselles d’âme noble: aujourd’hui j’ai reçu d’elle un soufflet.

– Au moral, s’entend? demanda involontairement le prince.

– Oui, pas au physique. Je crois qu’il n’y aurait pas de main pour se lever contre un homme dans mon état; même une femme, même Gania ne me frapperait pas! Cependant hier, il y a eu un moment où j’ai bien cru qu’il allait se jeter sur moi… Je parie que je devine votre pensée en ce moment? Vous vous dites: «Soit, il ne faut pas le battre; en revanche on pourrait bien, on devrait même bien l’étouffer pendant son sommeil avec un oreiller ou un linge mouillé…» Je lis en ce moment cette pensée sur votre visage.

– Jamais je n’ai eu une pareille idée! protesta le prince avec dégoût.

– Je ne sais… cette nuit j’ai rêvé qu’un individu m’étouffait avec un linge mouillé… Allons, je vous dirai qui c’était: figurez-vous que c’était Rogojine! Qu’en pensez-vous? Peut-on étouffer un homme à l’aide d’un linge mouillé?

– Je l’ignore…

– J’ai entendu dire que la chose était possible. C’est bien, n’en parlons plus. Maintenant, voyons: pourquoi suis-je un cancanier? Pourquoi m’a-t-elle aujourd’hui traité de cancanier? Et remarquez qu’elle ne l’a fait qu’après m’avoir écouté jusqu’au dernier mot et m’avoir même questionné… Voilà bien les femmes! C’est pour elle que je suis entré en relations avec Rogojine, personnage d’ailleurs intéressant; pour elle que j’ai arrangé une rencontre avec Nastasie Philippovna. Peut-être l’ai-je froissée dans son amour-propre quand j’ai laissé entendre qu’elle voulait profiter des «restes» de Nastasie Philippovna? Je ne le nie pas; je lui ai toujours répété cela, mais je l’ai fait dans son intérêt; je lui ai écrit deux lettres sur ce ton et je me suis exprimé de même aujourd’hui lors de notre entrevue… Tout dernièrement encore j’ai pris sur moi de lui dire que c’était mortifiant pour elle… Au surplus, ce mot «restes» n’est pas de mon cru; je l’ai emprunté à d’autres; du moins tout le monde l’employait chez Gania, elle-même l’a confirmé. Alors de quel droit me traite-t-elle de cancanier? Je vois, je vois: vous avez en ce moment une furieuse envie de rire à mes dépens et je parie que vous m’appliquez ces vers stupides:

Peut-être qu’à mon triste déclin

L’amour brillera d’un sourire d’adieu.

Ha! ha! ha! s’écria-t-il soudain dans un accès de rire convulsif suivi d’une quinte de toux. – Remarquez, ajouta-t-il d’une voix râlante, comme ce Gania est inconséquent: il parle de «restes» et lui-même, n’est-ce pas de «restes» qu’il cherche à profiter?

Le prince resta longtemps silencieux. Il était atterré.

– Vous avez parlé d’une entrevue avec Nastasie Philippovna? balbutia-t-il enfin.

– Allons, se peut-il que vous ignoriez vraiment qu’il y aura aujourd’hui une entrevue entre Aglaé Ivanovna et Nastasie Philippovna? Grâce à mes démarches, cette dernière a été invitée par l’entremise de Rogojine et sur l’initiative d’Aglaé Ivanovna à venir exprès de Pétersbourg; elle se trouve en ce moment tout près de chez vous, en compagnie de Rogojine, dans la maison qu’elle habitait précédemment chez la même dame, Daria Aléxéïevna… une amie à elle, de réputation fort douteuse; c’est là, dans cette maison équivoque, qu’Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui pour avoir un entretien amical avec Nastasie Philippovna et résoudre divers problèmes. Elles veulent parler arithmétique. Vous ne le saviez pas? Parole d’honneur?

– C’est invraisemblable!

– Tant mieux si c’est invraisemblable. Mais d’où le savez-vous? Cependant, dans un trou comme celui où nous vivons, une mouche ne peut voler sans que tout le monde en soit informé. Enfin je vous ai prévenu et vous pouvez m’en être reconnaissant. Allons, au revoir! dans l’autre monde probablement. Encore un mot: si j’ai agi bassement à votre égard, c’est que… je n’ai pas de raison de vous sacrifier mes intérêts. De grâce, convenez-en: pourquoi prendrais-je les vôtres? C’est à elle que j’ai dédié ma «confession» (vous ne le saviez pas?) Et avec quel empressement elle a accepté mon hommage! Hé! hé! Mais vis-à-vis d’elle, j’ai agi sans bassesse; je n’ai aucun tort à son endroit; c’est elle qui m’a fait honte et mis dans une situation fausse… D’ailleurs, même envers vous, je n’ai aucun tort; si je me suis permis vis-à-vis d’elle cette allusion aux «restes» et d’autres du même genre, en revanche je vous indique le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous, je vous dévoile le dessous des cartes… Il va de soi que je le fais par dépit et non par grandeur d’âme. Adieu, je suis bavard comme un bègue ou comme un phtisique; ouvrez l’œil, prenez vos mesures et au plus vile, si vous êtes digne d’être appelé un homme. L’entrevue aura lieu ce soir, c’est certain.

Hippolyte se dirigea vers la porte, mais, rappelé par le prince, il s’arrêta sur le seuil.

– Ainsi, selon vous, Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui en personne chez Nastasie Philippovna? demanda le prince. Des taches rouges coloraient ses joues et son front.

– Je ne le sais pas au juste, mais c’est probable, répondit Hippolyte en jetant un regard derrière lui. – D’ailleurs il n’en peut être autrement. Nastasie Philippovna n’ira pas chez elle, n’est-ce pas? L’entretien ne peut pas davantage avoir lieu chez les parents de Gania, où il y a un moribond. Que dites-vous du général?

– Tenez, rien que pour cette raison c’est impossible! objecta le prince. Comment sortirait-elle, à supposer qu’elle le veuille? Vous ne connaissez pas… les habitudes de cette maison. Elle ne peut aller seule chez Nastasie Philippovna; c’est une plaisanterie!

– Je vous dirai ceci, prince: personne ne saute par la fenêtre; mais en cas d’incendie le gentleman le plus correct et la dame la plus distinguée n’hésiteront pas à le faire. Si la nécessité s’en mêle, force sera à notre demoiselle d’en passer par là et de se rendre chez Nastasie Philippovna. Mais est-ce que, chez elles, on ne les laisse aller nulle part, vos demoiselles?

– Non, ce n’est pas ce que je veux dire…

– Eh bien! si ce n’est pas le cas, il lui suffira de descendre le perron et d’aller droit devant elle, dût-elle ne pas remettre les pieds à la maison. Il y a des circonstances où l’on brûle ses vaisseaux et où l’on s’interdit même le retour au foyer paternel; la vie ne se compose pas seulement de déjeuners, de dîners et de princes Stch…! Il me semble que vous prenez Aglaé Ivanovna pour une petite jeune fille ou pour une pensionnaire; je le lui ai dit et je crois qu’elle est de mon avis. Attendez sept ou huit heures… Si j’étais à votre place, je mettrais là-bas quelqu’un en faction pour savoir à une minute près le moment où elle quittera la maison. Vous pourriez au moins envoyer Kolia; il ferait volontiers l’espion, soyez-en convaincu, dans votre intérêt naturellement… tout cela est si relatif… Ha! ha!

Hippolyte sortit. Le prince n’avait aucune raison de charger qui que ce fût d’espionner pour son compte, même s’il avait été capable d’un pareil procédé. Il comprenait maintenant plus ou moins pourquoi Aglaé lui avait intimé l’ordre de rester chez lui; peut-être avait-elle l’intention de venir le chercher. Peut-être aussi voulait-elle le retenir à la maison justement pour qu’il ne tombât pas au milieu du rendez-vous… Ce pouvait bien être le cas. La tête lui tournait et il lui semblait voir toute la chambre danser autour de lui. Il s’étendit sur le divan et ferma les yeux.