D’une façon ou d’une autre, l’affaire prenait une tournure décisive, définitive. Non, il ne prenait pas Aglaé pour une petite jeune fille ni pour une pensionnaire. Il s’en rendait compte maintenant: il y avait longtemps déjà qu’il avait peur et c’était justement quelque chose de ce genre qu’il appréhendait. Mais pourquoi voulait-elle la voir? Un frisson lui passa par tout le corps; il était de nouveau tout en fièvre.
Non, il ne la considérait pas comme une enfant! Ces derniers temps, certaines de ses manières de voir, certaines de ses paroles l’avaient épouvanté. D’autres fois il lui avait semblé qu’elle faisait un effort surhumain pour se dominer, pour se contenir, et il se rappelait en avoir éprouvé un sentiment d’effroi. Il est vrai que tous ces jours-ci, il s’était appliqué à ne pas évoquer ces souvenirs et à chasser les idées noires. Mais que se cachait-il au fond de cette âme? La question le tourmentait depuis longtemps, bien qu’il eût foi dans Aglaé. Et voici que tout cela allait se résoudre et s’éclaircir le jour même! Pensée terrible! Et de nouveau «cette femme»! Pourquoi lui avait-il toujours semblé qu’elle ne manquerait pas d’intervenir au moment décisif pour briser sa destinée comme un fil pourri? Bien qu’à demi délirant, il était prêt à jurer que ce pressentiment ne l’avait jamais quitté. S’il s’était efforcé de l’oublier dans ces derniers temps, c’était uniquement parce qu’il en avait peur. Alors? L’aimait-il ou la haïssait-il? Il ne se posa pas une seule fois la question au cours de la journée; en cela son cœur était pur, il savait qui il aimait… Ce qui l’effrayait, ce n’était pas tant la rencontre des deux femmes, ni l’étrangeté de cette rencontre, ni son motif encore inconnu de lui, ni l’incertitude qu’il éprouvait quant à l’issue de l’aventure; c’était Nastasie Philippovna elle-même. Il se rappela quelques jours plus tard que, dans ces heures de fièvre, il avait presque continuellement cru voir ses yeux, son regard et entendre sa voix, sa voix qui proférait des paroles étranges, encore qu’il ne lui en fût resté que peu de chose dans la mémoire après ces moments de délire et d’angoisse. Il garda la vague impression que Véra lui avait apporté son dîner et qu’il l’avait mangé, mais il ne se rappela pas s’il avait ensuite dormi ou non. Il savait seulement que la netteté des perceptions ne lui était revenue ce soir-là qu’à partir du moment où Aglaé avait fait une brusque apparition sur la terrasse. Il s’était levé en sursaut de son divan et était allé au-devant d’elle jusqu’au milieu de la chambre. Il était sept heures un quart. Aglaé était toute seule; vêtue simplement et comme à la hâte, elle portait un burnous léger. Son visage était pâle comme lors de leur dernière entrevue, mais ses yeux brillaient d’un éclat vif et froid; jamais encore il n’avait surpris une pareille expression dans son regard. Elle le dévisagea attentivement.
– Vous êtes tout prêt, fit-elle à mi-voix et d’un ton qui paraissait calme; – vous voilà habillé, le chapeau à la main; j’en conclus que l’on vous a prévenu. Je sais qui: c’est Hippolyte?
– Oui, il m’a parlé… balbutia le prince plus mort que vif.
– Eh bien! partons: vous savez qu’il faut absolument que vous m’accompagniez. Je pense que vous avez la force de sortir.
– J’en ai la force, oui, mais… est-ce possible?
Il s’arrêta soudainement et ne fut plus capable d’articuler un seul mot. Ce fut son unique tentative pour retenir cette insensée; dès ce moment il la suivit comme un esclave. Quel que fût le désarroi de ses pensées, il n’en comprenait pas moins qu’elle irait là-bas même sans lui et qu’ainsi il était de toute façon obligé de l’accompagner. Il devinait la force de résolution de la jeune fille et ne se sentait pas capable d’arrêter cette farouche impulsion.
Ils cheminèrent en silence et n’échangèrent presque aucune parole le long de la route. Il remarqua seulement qu’elle connaissait bien le chemin; lorsqu’il lui proposa d’emprunter une ruelle un peu plus éloignée mais moins fréquentée, elle l’écouta, sembla peser le pour et le contre et répondit laconiquement: «Cela revient au même!»
Quand ils furent tout près de la maison de Daria Aléxéïevna (une vieille et vaste bâtisse en bois), une dame somptueusement mise en sortit accompagnée d’une jeune fille: toutes deux prirent place dans une superbe calèche qui attendait devant le perron; elles riaient et causaient bruyamment et ne regardèrent pas plus les nouveaux venus que si elles ne les avaient pas aperçus. Dès que la calèche se fut éloignée, la porte s’ouvrit de nouveau et Rogojine, qui les attendait, les fit entrer puis referma derrière eux.
– Hormis nous quatre, il n’y a en ce moment personne dans toute la maison, fit-il à voix haute en jetant sur le prince un regard étrange.
Nastasie Philippovna les attendait dans la première pièce. Elle aussi était habillée avec la plus grande simplicité, tout en noir. Elle se leva pour venir à leur rencontre, mais ne sourit pas et ne tendit même pas la main au prince. Son regard inquiet se fixa avec impatience sur Aglaé. Elles s’assirent à distance l’une de l’autre: Aglaé sur le divan, dans un coin de la pièce, et Nastasie Philippovna près de la fenêtre. Le prince et Rogojine restèrent debout; personne ne les invita d’ailleurs à s’asseoir. Le prince considéra de nouveau Rogojine avec une perplexité à laquelle se mêlait un sentiment de souffrance, mais celui-ci gardait aux lèvres le même sourire. Le silence se prolongea quelques instants encore.
Enfin un nuage sinistre passa sur la physionomie de Nastasie Philippovna: son regard, toujours fixé sur la visiteuse, prit une expression d’entêtement, de dureté, presque de haine. Aglaé était visiblement troublée, mais non intimidée. En entrant, elle avait à peine jeté un coup d’œil sur sa rivale et, les paupières baissées, dans une attitude d’attente, elle semblait réfléchir. À une ou deux reprises et pour ainsi dire par inadvertance, elle parcourut la pièce du regard; son visage refléta le dégoût comme si elle eût craint de se salir en pareil lieu. Elle ajusta machinalement sa robe et changea même une fois de place d’un air inquiet pour se rapprocher. Il était douteux qu’elle eût conscience de tous ses mouvements, mais, pour être instinctifs, ceux-ci n’en étaient que plus blessants. Enfin elle se décida à affronter avec fermeté le regard fulgurant de Nastasie Philippovna, où sur-le-champ elle lut clairement la haine d’une rivale. La femme comprit la femme. Elle frissonna.
– Vous connaissez sans doute la raison pour laquelle je vous ai convoquée? proféra-t-elle au bout d’un moment, mais à voix très basse et en se reprenant même à deux fois pour achever cette courte phrase.
– Non, je ne sais rien, répondit Nastasie Philippovna d’un ton sec et cassant.
Aglaé rougit. Peut-être lui paraissait-il soudain stupéfiant, invraisemblable, de se trouver maintenant assise auprès de cette femme, dans la maison de «cette créature», et éprouvait-elle le besoin d’entendre la réponse de Nastasie Philippovna. Aux premiers accents de la voix de celle-ci, une sorte de frémissement lui courut sur le corps. Naturellement rien de tout cela n’échappa à l’«autre».
– Vous comprenez tout…, mais vous vous donnez exprès l’air de ne pas comprendre, fit presque à voix basse Aglaé en fixant sur le sol un regard morne.
– Pourquoi le ferais-je? répliqua Nastasie Philippovna avec un sourire à peine perceptible.
– Vous allez abuser de ma situation… du fait que je suis sous votre toit, reprit Aglaé avec une maladresse qui frisait le ridicule.
– C’est vous qui êtes responsable de cette situation, ce n’est pas moi! s’exclama avec vivacité Nastasie Philippovna. Ce n’est pas moi qui vous ai fait venir, c’est vous qui m’avez conviée à cette entrevue dont, jusqu’à présent, j’ignore la raison.