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– Voyons, ajouta Eugène Pavlovitch, vous conviendrez en effet vous-même, prince, que la situation n’était pas tenable… surtout pour qui savait ce qui se passait à chaque heure chez vous et après les visites quotidiennes que vous faisiez là-bas, malgré qu’on eût refusé de vous recevoir…

– Oui, oui, vous avez raison. Je voulais voir Aglaé Ivanovna…, répondit le prince qui se remit à hocher la tête.

– Ah! mon cher prince, s’écria brusquement Eugène Pavlovitch d’un ton pathétique et attristé, comment avez-vous pu permettre alors… tout ce qui s’est passé? Assurément c’était fort inattendu pour vous… J’admets volontiers que vous n’ayez pu vous empêcher de perdre la tête… ni retenir cette jeune fille dans son accès de démence; c’était au-dessus de vos forces! Mais vous deviez comprendre combien sérieux et puissant était le sentiment qui… poussait cette jeune fille vers vous. Elle n’a pas voulu partager avec une autre, et vous… vous avez pu délaisser et briser un pareil trésor!

– Oui, oui, vous avez raison; j’ai été coupable, reprit le prince angoissé de chagrin. – Je vous le dis: Aglaé était seule, toute seule à considérer ainsi Nastasie Philippovna… Personne hormis elle ne la jugeait de cette façon…

– Mais justement, ce qui est exaspérant, c’est qu’il n’y avait dans tout cela rien de sérieux! s’écria Eugène Pavlovitch en s’emportant. – Excusez-moi, prince, mais… je… j’ai réfléchi là-dessus; j’ai longuement médité; je connais tous les antécédents de l’affaire; je sais ce qui s’est passé il y a six mois; rien de tout cela n’était sérieux. Il n’y avait là qu’un entraînement de l’esprit et de l’imagination, une chimère, une fumée; seule la jalousie apeurée d’une jeune fille sans expérience a pu prendre la chose au tragique!

Là-dessus Eugène Pavlovitch, se sentant tout à fait à l’aise, donna libre cours à son indignation. En termes sensés et clairs, et, répétons-le, avec une psychologie très pénétrante, il retraça sous les yeux du prince le tableau des rapports de celui-ci avec Nastasie Philippovna. Il avait toujours eu le don de la parole; cette fois il s’éleva jusqu’à l’éloquence.

«Il y a eu en vous dès le début, dit-il, quelque chose de mensonger; or, ce qui commence par le mensonge doit finir par le mensonge; c’est une loi naturelle. Je ne partage pas la manière de voir des gens qui vous traitent d’idiot; je suis même indigné de les entendre; vous avez trop d’esprit pour mériter ce qualificatif; mais, convenez-en vous-même, vous êtes d’une étrangeté qui vous différencie de tous les hommes. Je suis arrivé à cette conclusion que la cause de tout ce qui s’est passé réside avant tout dans ce que j’appellerai votre inexpérience congénitale (remarquez, prince, cette expression: «congénitale») et dans votre anormale naïveté. J’y ajouterai votre phénoménale absence du sentiment de la mesure (défaut dont vous êtes vous-même maintes fois convenu) et enfin un énorme afflux d’idées spéculatives que votre extraordinaire sincérité a prises jusqu’ici pour des convictions authentiques, naturelles et immédiates! Avouez vous-même, prince, que vos relations avec Nastasie Philippovna ont été fondées dès le début sur une notion de démocratie conventionnelle (je m’exprime ainsi pour abréger) et pour ainsi dire sous le charme de la «question féminine» (pour abréger encore davantage). Sachez que je connais dans tous ses détails l’étrange et scandaleuse scène qui s’est déroulée chez Nastasie Philippovna lorsque Rogojine a apporté son argent. Si vous le voulez, je vais vous analyser vous-même et vous montrer votre propre image comme dans un miroir, tant je connais le fond de l’affaire et la raison pour laquelle elle a tourné de la sorte! Quand vous étiez jeune homme et viviez en Suisse, vous aviez la nostalgie de votre patrie et la Russie vous attirait comme un pays inconnu, une terre promise. Vous avez alors lu beaucoup de livres sur la Russie; c’étaient peut-être d’excellents ouvrages, mais ils vous ont été nuisibles; vous êtes revenu sur le sol natal plein d’ardeur et assoiffé d’activité; vous vous êtes pour ainsi dire jeté à l’œuvre. Et voici que, dès le premier jour de votre arrivée, on vous raconte la triste et navrante histoire d’une créature outragée, à vous qui êtes chevaleresque et chaste, et il s’agit d’une femme! Ce même jour, vous la voyez, vous êtes ensorcelé par sa beauté, sa beauté fantastique et démoniaque (vous voyez, je reconnais qu’elle est belle). Ajoutez à cela l’état de vos nerfs, votre épilepsie, l’influence déprimante de notre dégel à Pétersbourg; ajoutez la circonstance que, durant cette première journée passée dans une ville inconnue et presque fabuleuse pour vous, vous avez été témoin de nombreuses scènes et rencontré beaucoup de gens; vous avez fait connaissance d’une manière tout à fait inattendue de trois belles personnes, les demoiselles Epantchine, et parmi elles Aglaé; tenez encore compte de la fatigue, du vertige, du salon de Nastasie Philippovna et de l’ambiance qui y régnait et… Voyons, que pouviez-vous attendre de vous-même à ce moment-là, dites-le-moi un peu?

– Oui, oui, dit le prince en hochant la tête et en se mettant à rougir; – oui, vous êtes presque dans le vrai. En effet, je n’avais pas dormi la nuit précédente, en wagon, ni celle d’avant et je ne me sentais pas du tout dans mon assiette…

– Eh bien! oui, c’est là que je veux en venir! continua Eugène Pavlovitch qui s’échauffait de plus en plus. – Il est clair que, grisé par l’enthousiasme, vous vous êtes en quelque sorte précipité sur l’occasion d’afficher publiquement votre magnanimité en déclarant que vous, prince de naissance et homme pur, vous ne considériez pas comme déshonorée une femme perdue non par sa faute, mais par celle d’un odieux libertin du grand monde. Mon Dieu, c’est si compréhensible! Mais là n’est pas la question, mon cher prince; ce qu’il s’agit de savoir, c’est si votre sentiment était véritable, sincère, naturel, ou s’il procédait seulement d’une exaltation cérébrale. Qu’en pensez-vous? Si au temple on a pardonné à une femme de ce genre, on ne lui a tout de même pas dit qu’elle agissait bien, ni qu’elle était digne de tous les honneurs et de tous les respects! Est-ce que votre bon sens n’a pas de lui-même mis les choses au point trois mois plus tard? Admettons qu’elle soit innocente – c’est une question sur laquelle je ne veux pas insister, – il n’en est pas moins vrai que ses aventures ne justifient nullement son intolérable et diabolique orgueil, son impudence, son insatiable égoïsme. Excusez-moi, prince, si je me laisse entraîner, mais…

– Oui, tout cela est possible, il se peut que vous ayez raison… balbutia de nouveau le prince. Elle est en effet très surexcitée, et vous êtes certainement dans le vrai, mais…

– Vous voulez dire qu’elle est digne de pitié, mon bon prince? Mais aviez-vous le droit, par pitié envers elle et pour lui complaire, de couvrir de honte une autre jeune fille, bien née et pure, et de l’humilier sous ces yeux méprisants et pleins de haine? Où s’arrêtera la pitié, après cela? N’est-ce pas là une incroyable exagération? Quand on aime une jeune fille, peut-on la ravaler ainsi devant sa rivale, et l’abandonner pour une autre sous les yeux de cette dernière après l’avoir honnêtement demandée en mariage?… Car vous avez demandé sa main, vous avez fait votre déclaration en présence de ses parents et de ses sœurs! Après cela, prince, êtes-vous un homme d’honneur, permettez-moi de vous le demander? Et… et n’avez-vous pas trompé une divine jeune fille en lui affirmant que vous l’aimiez?

– Oui, oui, vous avez raison; ah! je sens que je suis coupable! proféra le prince avec un accent d’indicible chagrin.

– Mais est-ce que cela suffit? s’écria Eugène Pavlovitch avec indignation; – est-ce qu’il suffît de s’écrier: «Ah! je suis coupable!» Vous êtes coupable, mais vous persistez dans vos torts. Où donc était alors votre cœur, votre cœur de «chrétien»? Vous avez vu à ce moment-là l’expression de son visage: il reflétait moins de souffrance que celui de l’autre, de la vôtre, de celle qui vous séparait? Comment, devant ce spectacle, avez-vous permis ce qui s’est passé? Comment?